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San’kia

A quoi songe la jeunesse radicale dans la Russie de Poutine ? Elle en prend plein la tête. Pourchassés par le FSB, qualifiés de terroristes par le gouvernement, les milieux d’extrême-gauche sont dépeints dans San’kia par un connaisseur : Zakhar Prilepine, jeune vétéran de la guerre de Tchétchénie, journaliste à la Novaïa Gazeta où travaillait Anna Politkovskaïa avant d’être assassinée.

L’intérieur de l’homme est un cosmos

Zakhar Prilepine n’est pas ce qu’on appelle un tendre. Né en 1975, il a participé en tant que commandant aux deux guerres en Tchétchénie (1996 et 1999) dans les OMON (forces spéciales du ministère de l’Intérieur). Mais il est aussi écrivain, linguiste et journaliste, est rédacteur en chef de l’édition régionale de Novaïa Gazeta à Ninji-Novgorod, la ville où il vit actuellement, à 500 km à l’Est de Moscou. Il a aussi écrit trois romans traduits en français : Pathologies, Le Péché et donc San’kia.

De quoi parle San’kia ? De l’état de la jeunesse russe, du moins celle qui se rebelle contre le pouvoir, et en particulier de sa frange d’extrême-gauche, le parti national-bolchevique (PNB). Leur objectif est de combattre le gouvernement post-communiste corrompu, affairiste et liberticide. Leurs méthodes sont celles de l’agit-prop, de manifestations spectaculaires et médiatiques, occupation de bâtiments publics avec largages de tracts et jets de projectiles divers (fruits pourris, peinture) sur les officiels. Rien de bien méchant, au fond, sauf qu’en face il y a Vladimir Poutine et ses hommes de main, notamment le FSB (service fédéral de sécurité) qui a hérité du KGB à sa dissolution fin 1991, notamment ses sinistres locaux de la Loubianka et ses méthodes pour le moins brutales, pour ne pas dire criminelles.

San’kia, c’est le diminutif de Sacha, un jeune russe désœuvré qui passe son temps entre l’appartement de sa mère à Ninji-Novgorod et le Bunker, où se retrouvent à Moscou les membres de l’Union des fondateurs entre deux coups d’éclat. Une manifestation qui dégénère en affrontement avec les OMON et chasse à l’homme dans les rues de Moscou, une arrestation particulièrement violente où Sacha est quasiment laissé pour mort par ses interrogateurs, et pour finir le basculement dans l’intervention armée façon Rambo : San’kia est un récit âpre, sans issue, où alternent des descriptions urbaines sinistres (appartements sordides, couloirs de métro, fleuves charriant des ordures) et scènes de campagne primitives (un village au bout du monde où survivent, comme au temps des tsars, des vieux dont les enfants sont tous morts).

Prilepine excelle aussi dans la description des souffrances du corps, de la morsure du froid ou de la brûlure de la vodka. Chaud, froid, douleur et rage sont les quatre directions du récit. Son style, sec et dépouillé, sans aucun pathos, est traversé de visions, de percées métaphysiques brillantes, comme celle-ci :

L’homme est un vide immense et bruyant traversé de courants d’air, avec des distances entre les atomes inaccessibles à l’esprit. C’est un cosmos. Si on regarde à l’intérieur d’un corps mou et tiède, celui de Sacha par exemple, et que l’on est en même temps un million de fois plus petit qu’un atome, tout cela ressemble au ciel doux et traversé de bruits qui est au-dessus de notre tête.

Et c’est exactement comme cela que nous vivons à l’intérieur de ce vide terrible que nous ne connaissons pas et qui nous effraie. Mais ce n’est pas si effrayant que cela : en réalité, nous sommes à la maison, nous sommes à l’intérieur de ce qui est notre image et notre ressemblance.

Sans dévoiler la fin, on peut toutefois souligner l’efficacité du propos sur la violence d’Etat, complètement disproportionnée face aux actions de l’opposition. Il suffit d’ailleurs que les membres de la seconde prennent l’apparence (et le matériel) des représentants de la première pour que tout devienne possible. Pas bien longtemps, bien sûr, juste le temps d’exister aux yeux du monde, et de laisser entrevoir une possible révolution.