Le sarkozysme qui s’en va

Tarnac, magasin général un récit de David Dufresne - éditions Calmann-Lévy

, par Bruno

Livre étrange et passionnant que David Dufresne consacre à l’affaire la plus emblématique du quinquennat Sarkozy. Emballement médiatique, surenchère politique, concurrence policière et dialogues surréalistes : il y a de tout dans le magasin général de Tarnac.

On avait déjà trouvé formidable le webdocumentaire Prison Valley diffusé sur Arte en juillet 2010. En consultant son site, on avait découvert que David Dufresne, « journaliste à l’ancienne » comme il se qualifie lui-même, travaillait depuis longtemps à un livre sur l’affaire de Tarnac, qu’il avait d’abord suivi pour Mediapart. Et on était impatient de lire le résultat.

Ne cherchez pas dans Tarnac, magasin général des révélations inédites sur ce qui s’est passé dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, sur la ligne TGV Est. David Dufresne n’en sait rien, et à la limite, ça ne l’intéresse pas. De même que ça n’aurait pas intéressé grand monde (Guillaume Pépy, le PDG de la SNCF, reconnaît lui-même que des actes de malveillance, il y en a quate mille par an sur le réseau ferré français, soit une bonne dizaine chaque jour) si la DCRI, le ministère de l’Intérieur et la presse, toujours suiviste, n’avaient pas fait de ce banal fait divers un acte de terrorisme portant atteinte à la sécurité de l’Etat.

Le très grand mérite de Dufresne, outre que son livre est remarquablement écrit [1], est de nous aider à comprendre pourquoi Tarnac, pourquoi cette soudaine agitation au sommet de l’Etat, pourquoi cette course à l’échalote entre services de police, pourquoi cet aveuglement judiciaire, pourquoi cet emballement médiatique. Et comment la machine infernale s’est emballée au point d’échapper finalement à ses créateurs, autrement dit leur péter à la figure.

C’est ça, au fond, le sujet de Tarnac, magasin général : l’histoire d’une gaffe monumentale qui ne dit absolument rien sur le terrorisme, pas grand chose sur la soit-disant ultragauche mais beaucoup sur un pouvoir qui a fait de la violation de la vie privée une seconde nature, et qui a besoin d’un ennemi intérieur, dût-il le créer de toutes pièces.

Dufresne a amassé une quantité considérable de procès-verbaux, de comptes rendus d’interrogatoires (entre autres ceux, à la toute fin, entre le juge Thierry Fragnoli et Julien Coupat) et d’entretiens avec les différents protagonistes [2], certains sous couvert d’anonymat (notamment des policiers de la DCRI, direction centrale du renseignement intérieur et de la SDAT, sous-direction anti-terroriste), la plupart identifiés. Et parmi eux, il y a du lourd : le juge Thierry Fragnoli donc, le procureur de la République Jean-Claude Marin, le directeur de la DCRI Bernard Squarcini et celui qui sans doute a mis en branle la machine, le conseiller en sécurité Alain Bauer.

C’est en effet ce proche de Sarkozy qui le premier s’est intéressé de près à L’insurrection qui vient, petit livre situationniste sans importance publié à La Fabrique sous le nom collectif (et assez ridicule, il faut le dire) de Comité invisible. En fait d’invisible, ce comité se trouvait à Tarnac, sur le plateau de Millevaches, au lieu-dit le Goutailloux, dans une communauté animée entre autres par Julien Coupat.

La suite, on la connaît plus ou moins : le groupe de Tarnac filé par la police, la fusion en juillet 2008 de la DST et des RG pour en faire « un FBI à la française » (merci de ne pas rire) puis des « sabotages » sur les lignes TGV à l’automne, et enfin l’arrestation spectaculaire des membres du groupe de Tarnac le 11 novembre au cours d’une opération antiterroriste d’envergure.

Tous les ressorts cachés de l’affaire se dévoilent progressivement : la notion extrêmement préoccupante de préterrorisme (on est tout près de Minority report, de Philip K. Dick), la justice aux ordres du pouvoir, la police prise dans une lutte sans merci entre services, l’obsession sécuritaire permanente et la surveillance généralisée comme mode de gouvernement.

Dufresne montre tout ça, ainsi que ses propres doutes, dans la tradition du journalisme gonzo cher à Hunter Thompson : ballotté entre flics et magistrats d’un côté, groupe de Tarnac et leurs familles de l’autre, l’auteur écrit pour comprendre [3], pour tenter de cerner une réalité fuyante et floue en essayant de préserver son libre-arbitre et d’échapper aux tentatives, nombreuses, de manipulation. Il s’en tire remarquablement bien.

Mise à jour du 14 mai 2012 :

David Dufresne vient de sortir une extension web avec Antonin Lhôte pour vous permettre de découvrir les lieux et la chronologie de l’affaire :

P.-S.

Juste après avoir mis en ligne cet article, je découvre celui que David Dufresne a écrit dans Libération du 27 mars 2012 : Pré-terrorisme et spectacularisation dans lequel il dresse le parallèle, évident, entre Tarnac et Toulouse, où, « sous nos yeux, un ministre de l’Intérieur s’est transformé en envoyé spécial des chaînes info et le président de la République en superdirecteur de l’information. »

Notes

[1Avec ceci de particulier que la documentation extérieure (mails, PV, comptes rendus d’audition) est intégrée dans la narration, et que les notes, qui représentent 70 pages, constituent un livre dans le livre. Elles ne sont pas référencées par des renvois numérotés afin de ne pas hacher la lecture, et elles sont rédigées avec beaucoup de soin. Ce qui permet de les lire dans la continuité même après avoir terminé le récit principal, un peu comme on visionne les bonus d’un DVD après avoir vu le film.

[2Fin 2008 et durant l’année 2009, David Dufresne réalise une série de vidéos avec les différents protagonistes de l’affaire pour Médiapart

[3Voir l’émission D@ns le texte du 7 mars 2012 sur le site Arrêt sur Images (accès payant), dans laquelle David Dufresne explique à Daniel Schneidermann que son mode de narration construit sur des portraits-témoignages était inspiré du roman de Russell Banks, De beaux lendemains.