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2312

Sa trilogie martienne (Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue) avait été un éblouissement. En 2012, Kim Stanley Robinson se projetait trois siècles plus tard et livrait avec 2312 une somme littéraire (plus de 600 pages) d’une grande poésie.

C’est le dernier livre que j’ai acheté la veille du deuxième confinement de l’année, dans les tous derniers jours d’octobre. L’idée était d’abord de soutenir mon libraire mais aussi de me nettoyer la tête de cette année 2020 stupéfiante de laideur, de bêtise et de souffrance. Dans ces cas-là, la littérature de science-fiction est une alliée précieuse : en nous extrayant par l’imagination d’un quotidien proprement irrespirable, elle révèle par contraste ce qui fait l’essence de notre humanité.

J’avais beaucoup aimé la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson, avec ses projets prométhéens de terraformation de la planète rouge, une tentative à la fois désespérée et utopique de reconstituer ailleurs une sorte de paradis perdu. Donc, pourquoi pas 2312 ?

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Un lever de soleil sur Mercure

Il m’a finalement fallu un peu plus d’un confinement entier pour en venir à bout (mais en consacrant assez peu de temps, ou trop peu, à la lecture) et c’était un bonheur de retrouver, dans les dernières minutes de veille d’une journée souvent frustrante, des descriptions d’une beauté foudroyante comme celle-ci (lever de soleil à la surface de Mercure) :

« Dans les ultraviolets, c’est un perpétuel entrelacs de chaud et d’encore plus chaud. Le disque de la photosphère occulté, la danse fantastique de la couronne devient plus visible, avec ses arcs magnétiques et ses courts-circuits,, ses masses d’hydrogène brûlant expulsées dans la nuit. Vous pouvez aussi bloquer la vision de la couronne et ne contempler que la photosphère du soleil, voire magnifier celle-ci au point que les sommets enflammés des cellules de la convection se révèleront à vous, par milliers ondulantes, chacune un cumulonimbus de brasier furieux, et toutes consumant cinq millions de tonnes d’hydrogène à la seconde - ce qui, à ce rythme, signifie que l’étoile brillera encore pendant quatre milliards d’années. »

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Un cocktail de familiarité troublante et de dépaysement absolu

Et ce n’est que la troisième page du roman ! Ce dernier est évidemment impossible à résumer, d’autant que les personnages, encore en pleine possession de leurs moyens à 137 ans (l’espérance de vie atteint alors les deux siècles), sont d’un genre indéterminé, autant féminin que masculin, et évoluent dans des décors trompeurs : les terrariums, des astéroïdes évidés dans lesquels sont reconstitués des paysages terrestres, des écosystèmes complets avec végétaux, animaux et air respirable.

L’ensemble produit exactement l’effet recherché : un cocktail euphorisant de familiarité troublante et de dépaysement absolu.

« L’intégralité du relief s’incurve toujours autour de vous, de sorte que le panorama vous enveloppe telle une œuvre d’art inscrite à l’intérieur de la roche, comme une géode ou un œuf de Fabergé. »

Pendant ce temps, la Terre court à sa perte, avec un environnement dévasté, la plupart des espèces animales disparues, un climat devenu définitivement hostile et des côtes noyées par la montée des eaux et la fonte des glaces polaires.

« La Terre exerçait une attraction fatale que devait beaucoup plus à sa gravité historique presque infinie, sa splendeur, sa décadence et sa saleté qu’à sa gravité physique. C’était fractal, partout, dans chaque vallée et chaque village. L’ère du délabrement, la puanteur des sociétés cruelles, les collines érodées et pelées, les côtes submergées qui se mêlaient toujours à la mer. Un endroit très inquiétant. L’étrangeté n’était pas toujours évidente ou tangible. Ici, le temps de l’être humain était simplement en lambeaux ».

Inverser la perspective

N’est-il pas frappant de sentir les échos de notre condition actuelle, celle d’une humanité confinée et dévorée de l’intérieur par un virus né de la destruction des milieux naturels ? Kim Stanley Robinson réussit ce prodige d’inverser la perspective, rendant familiers et rassurants les terrariums fabriqués de toutes pièces au coeur des astéroïdes, et décrivant notre monde comme un lieu hostile et dévasté.

Il resterait tant à dire de ce roman, notamment la tentative de prise de contrôle des humains par les qubes (des intelligences artificielles greffées dans le crâne, ayant réponse à tout et de plus en plus performantes), ou cette dérive de deux personnages dans le vide de l’espace, sous l’immensité des étoiles.

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« La Voie lactée était semblable à un écheveau fait de lait blanc brillant, avec le Sac à Charbon et d’autres taches noires en lui encore plus noires qu’à l’accoutumée. Partout ailleurs les étoiles saupoudraient l’obscurité si finement que les ténèbres elles-mêmes s’en trouvaient en péril — comme si derrière le noir et pressant intensément contre lui s’étendait une blancheur plus absolue que ce que l’oeil humain aurait été capable de supporter. »

L’obscurité, la lumière, et la gamme infinie des contradictions humaines entre les deux.