Une historienne qui prend comme objet d’étude un lieu, en l’occurrence l’avenue des Champs-Elysées, c’est déjà original. Qu’elle en fasse une étude sociale et politique, c’est très stimulant. Et qu’elle attaque l’introduction en titrant Full Metal Fouquet’s, à propos de l’incendie du auvent du restaurant, le 16 mars 2019, ajoutant que « ce jour-là, les Champs sont bel et bien devenus la plus rebelle avenue du monde », c’est carrément un feu d’artifice !
Autant dire que les 280 pages du livre de Ludivine Bantigny, maîtresse de conférence à l’université de Rouen, se lisent avec bonheur. Et il y a beaucoup à dire de ce que sont Les Champs-Elysées, autant pour ce qu’ils montrent que ce qu’ils cachent : un concentré de richesses et d’inégalité, l’endroit où se manifeste le pouvoir autant que la contestation, la voie des grandes célébrations comme celle des tensions sociales.
Publié juste avant le confinement de mars 2020, « La plus belle avenue du monde » (les guillemets du titre sont évidemment essentiels) est né du mouvement des Gilets jaunes, lesquels ont commencé par occuper des ronds-points en novembre 2018 avant de s’en prendre, logiquement, au plus grand d’entre eux (et plus ancien), celui de la place de l’Etoile.
« Il se trouve que la place de l’Etoile est sans doute le premier carrefour giratoire au monde, avec Columbus Circle à New York. En 1907, son concepteur Eugène Hénard, architecte de la Ville de Paris, le nommait « carrefour à girations ». L’ironie de l’histoire, c’est que ce dispositif destiné à fluidifier le trafic s’est transformé en un espace où relocaliser le politique. »
L’incendie du auvent du Fouquet’s a aussi beaucoup intéressé Ludivine Bantigny, forcément : symbole du pouvoir et de l’entre-soi, le restaurant de luxe représentait, selon Emmanuel Macron, la République prise pour cible. L’historienne y consacre donc un chapitre, dans lequel elle raconte l’histoire de ce qui était, à l’origine en 1899, un bistrot de cochets. Très vite, il est racheté et devient l’endroit où il faut être vu, comme les constructeurs automobiles Louis Renault et Ettore Bugatti, les écrivains André Gide ou Joseph Kessel, les politiques Alexandre Millerand ou Raymond Poincaré, quitte à présenter des menus bilingues (français et allemand) pendant l’Occupation.
En citant Henri Lefèbvre (« Il y a politique de l’espace, parce que l’espace est politique » disait-il en 1974), Ludivine Bantigny conclut :
« Les Champs dont donc le lieu de la lutte, symbolique, matérielle et physique : le lieu de la domination, des résistances et des oppositions. Les Champs-Elysées ne sont pas qu’une avenue, deux kilomètres à peine de jardins, de monuments et de boutiques. Ils sont d’abord une synecdoque : la partie spatiale d’un tout social. »
Le travail de l’historienne donne d’ailleurs la parole aux oubliés des Champs, toutes ces petites mains sans lesquelles la machine ne pourrait pas fonctionner. Hélène, concierge dans un palace, où les suites se louent à 25 000 euros la nuit. A ce prix, la clientèle peut littéralement demander n’importe quoi, n’importe quand : amener un cheval dans le salon de l’hôtel, ou aller acheter un chien, là, tout de suite, ou encore se faire livrer une grenouillère taille adulte à trois heures du matin. Quand ce n’est pas une demande d’adopter un enfant pour jouer avec son fils…
On y découvre aussi le quotidien de Joseph, kiosquier sur l’avenue, ouvert sept jours sur sept car la Mairie de Paris « préfère que ce soit ouvert ». Ou celui de Boualem et de Sékou, employés d’une entreprise de sous-traitance pour le nettoyage de la voirie, pour 10,25 euros de l’heure, et qui s’inquiètent de la nette détérioration de leurs conditions de travail.
Un dernier mot à Wanda, femme de chambre dans un hôtel de luxe. « Si vous vous mettez à haïr ces gens, il devient impossible de travailler. Si vous êtes révolutionnaire, vous ne pourrez pas le supporter ». CQFD.