La Super Venise. C’est ainsi qu’on nomme New York au milieu du vingt-deuxième siècle, en 2140, là où Kim Stanley Robinson (l’auteur de la trilogie martienne et de 2312) situe son dernier roman traduit en français et publié par les éditions Bragelonne, 25 euros, et sorti originellement en 2017. Au cours des deux grandes Impulsions dues à la fonte des glaces polaires, le niveau des océans est monté de quinze mètres, noyant toutes les villes côtières. Et donc, New York, du moins toute sa partie basse, qui inclut Lower Manhattan, les étendues plates du Bronx et de Harlem, Brooklyn et le Queens. Seul Upper Manhattan, Brooklyn Heights ou Staten Island, plus hauts, sont encore émergés. Pour combien de temps ?
Un New York noyé, inégalitaire mais vivant
Ici, point de vaisseaux spatiaux sophistiqués, de personnages mutants, de terrariums dans les étoiles et autres grands classiques de la SF. Pas même — le croirez-vous ? — de batailles, de combats ou de meurtres. Rien de tout ça, et c’est un vrai bonheur dans une ambiance aussi anxiogène et déprimante que celle de l’hiver 2021. Oui, le New York imaginé par Robinson est noyé et plus inégalitaire que jamais, avec des traders qui spéculent sur tout, y compris sur les catastrophes à venir. Mais il est vivant, et ses habitants ressemblent pour certains aux militants de Occupy Wall Street ou des zadistes de Notre-Dame des Landes.
Car, et c’est tout l’intérêt de ce très grand et copieux roman (670 pages) qui prend des allures d’hommage à Jules Verne avec ses dirigeables et ces villages célestes, le propos est politique. Comment faire vivre l’immeuble du MetLife et ses 59 étages, jalousement surveillé par le concierge Vlade, et géré de façon égalitaire par Charlotte Armstrong, tandis que le trader Franklin Garr peaufine son indice IPPI qui spécule sur le montée du niveau des mers ? Que vont devenir ces deux gamins de douze ans, Stefan et Roberto, chercheurs d’un trésor englouti à l’époque de la Guerre d’Indépendance ? Qui a enlevé Mutt et Jeff, ces codeurs de génie qui ponctionnent une infime fraction des flux financiers non pas pour s’enrichir mais pour pousser le système à l’effondrement ?
Des exergues comme autant de sources
L’inspiration proliférante de Kim Stanley Robinson puise directement dans les sources qu’il met abondamment en exergue de chaque chapitre, ce qui en fait plusieurs dizaines. Par exemple celle-ci, page 33 :
« Dans Dream of New York, une illustration de Moses King de 1908, la cité future est imaginée sous forme de grappes de hauts bâtiments, reliés ici et là par des passerelles aériennes, avec des dirigeables qui décollent de mâts d’amarrage et des avions et des montgolfières qui volent à basse altitude. Le point de vue est situé au-dessus et au sud de la ville ».
Tout le roman est déjà là, dans ce tableau. Ou dans cette citation de Virginia Woolf, en 1940 : « Nous devons apprendre à comprendre la littérature. L’argent ne va plus penser à notre place. » Ou encore dans celle, magnifique, de Pablo Picasso : « L’art n’est pas la vérité. L’art est un mensonge qui nous permet de la reconnaître ». Ce qui pourrait être une belle définition de la fiction, d’ailleurs.
Des ours polaires transportés en dirigeable
Tout comme le faisait Jules Verne, Kim Stanley Robinson nourrit son récit de quantités d’informations techniques sur l’architecture, l’urbanisme, la géologie, le climat et l’histoire, ce qui ne l’empêche pas, évidemment, d’imaginer des gratte-ciels géants permis par un nouveau matériau, le graphène, ou ces incroyables villages célestes suspendus à des ballons.
Quant à son personnage incontestablement le plus dingue, la star du cloud Amélia Black, ses aventures pour transférer en dirigeable une demi-douzaine d’ours polaires du Manitoba à l’Antarctique sont un modèle de loufoquerie post-écolo. Mais ce qu’elle dit est loin d’être idiot : « Notre monde est bâtard. Nous mélangeons tout depuis des milliers d’années, nous empoisonnons certaines créatures et nous en nourrissons d’autres, et nous déplaçons tout. Nous faisons ça depuis que les humains ont quitté l’Afrique. »
New York 2140 est aussi une histoire de solidarité et de résilience, des 99% qui se battent contre les 1%, et qui ont l’avantage du terrain et de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Comme le dit le vieil Hexter, collectionneur de cartes topographiques dont l’immeuble s’est effondré, « On perd jusqu’à ce qu’on gagne. Je crois que l’idée, c’est que si on vit quelque part, on use l’adversaire. Comme une victoire à la Pyrrhus, à l’envers. On pourrait appeler ça une « défaite à la Pyrrhus », j’imagine. Je n’avais jamais pensé aux perdants d’une victoire à la Pyrrhus. Ces gens sont les vrais vainqueurs, non ? »