C’est ainsi que s’achève la trilogie Natchez burning initiée par Greg Iles en 2014 et dont les deux premiers tomes, Brasier noir et L’Arbre aux Morts ont été publiés en France en octobre 2018 et janvier 2019 par Actes Sud. Le sang du Mississipi et ses 840 pages boucle ainsi une œuvre phénoménale, d’un souffle tel qu’elle ne pouvait sans doute être écrite que par un survivant : en 2011, il fait huit jours de coma et perd l’usage d’une jambe après un accident de voiture près de sa ville de Natchez.
Autant le rythme de Brasier noir et de L’Arbre aux morts était particulièrement soutenu, avec des passages d’une violence à la limite du lisible, autant Le sang du Mississipi ralentit le récit, le pose et l’installe en un lieu unique, celui du tribunal où se tient le procès du docteur Tom Cage, le père du narrateur Penn Cage. Un procès qui va durer quatre jours, mais que Greg Iles, en maître du temps comme le sont tous les grands romanciers, va dilater à l’extrême pour en détailler les moindres ressorts.
« Il y a neuf semaines, cette chance s’est éteinte. Le meurtre de Caitlin nous a frappés comme un obus d’artillerie tombant d’un ciel bleu dégagé. Et la première chose que ce genre de bombe fait exploser, c’est le temps. Les jours et les nuits ne veulent plus rien dire. Le passage des instants et des heures vacille, tout est détraqué. Les horloges génèrent la confusion, et même la panique. Dans le semi-monde du deuil, le sentiment d’individualité commence à se déliter. Les êtres forts trouvent un moyen de se réorienter selon la structure temporelle superposée qui régit le reste du monde, mais j’ai eu beau essayer, je n’y suis pas parvenu. »
Tout l’art narratif de Greg Iles tient en ces quelques lignes : s’il est des romans courts qui peuvent enjamber des décennies, les siens sont des sagas qui se déploient dans un laps de temps quasi arrêté : les deux milles pages des deux premiers tomes couvraient à peine cinq jours. Les huit cents du troisième s’étalent sur huit jours, dont les trois quarts relatent les quatre journées du procès du docteur Cage.
C’est à un combat verbal qu’on assiste alors, entre le juge Joseph Elder, le procureur Shadrach Johnson et l’avocat de Tom Cage, Quentin Avery, dont les jours sont comptés et qui se déplace sur un fauteuil roulant. Et, chose étonnante dans un Etat du Sud profond comme l’est le Mississipi, ces trois protagonistes sont Noirs. De quoi troubler Peggy Cage, la femme de Tom et la mère du narrateur, Penn :
« Que doit-elle ressentir, assise là, devant un juge noir, deux avocats noirs et un jury principalement noir qui vont décider du destin de son mari, dont le crime présumé est d’avoir tué une femme noire vers qui il s’est autrefois tourné en quête de réconfort amoureux ? Douze citoyens du comté d’Adams, Mississipi, sept Noirs et cinq Blancs. Et peu importe que leurs intentions soient nobles, peu importe qu’ils soient convaincus de leur degré d’objectivité, un tel détachement est impossible. Les membres de ce jury représentent une ville divisée, un Etat fracturé, une nation blessée. »
Comment ne pas entendre là l’écho des crimes policiers récents aux Etats-Unis, du mouvement Black Lives Matter et de l’énorme soulèvement qui a suivi la mort de George Floyd en mai 2020 ?
Car le procès de Tom Cage est bien autre chose que celui d’un médecin qui aurait assassiné ou euthanasié une patiente en fin de vie. C’est celui du drame humain sur lequel se sont construits les Etats-Unis d’Amérique, celui de la traite et de l’esclavage des Noirs, une tache indélébile que huit ans de présidence de Barack Obama n’auront pas suffi à estomper.