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Là où le feu et l’ours

Pour son premier roman, Corinne Morel Darleux embrase la steppe de l’imaginaire, fait valser les mythes ancestraux et les catastrophes contemporaines et nous offre une histoire à nulle autre pareille.

Quand un titre de roman prend la forme d’une phrase interrompue, il ne peut que susciter a minima la curiosité, au mieux l’envie de se laisser entraîner. Quand l’illustration de couverture est signée Cyril Pedrosa, auteur de BD particulièrement inventif, son foisonnement de couleurs répond en écho au dépouillement zen du précédent livre de Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, paru également chez Libertalia. Et quand, enfin, on a lu et aimé cet essai sur l’effondrement et l’archipélisation, et qu’on lit avec bonheur chacun des articles de l’autrice (notamment sur le site Reporterre), Là où le feu et l’ours devient une évidence.

Un roman donc. Une histoire d’initiation dont le public premier est celui des adolescents, mais qui, comme toute œuvre qui touche à l’universel, peut se lire à tout âge. Pas d’heroic fantasy ici, ni licornes ni dragons, pas plus de potion magique que de super pouvoirs. Juste quelques humains qui errent dans la steppe ravagée par des incendies géants, et quelques animaux qui les croisent. Un récit impossible à situer dans le temps (l’histoire pourrait aussi bien se passer de nos jours que bien plus tard) et à peine plus dans l’espace, puisqu’il est question de steppe, ce qui évoque les paysages d’Asie centrale. Mais il y en a aussi en Amérique, en Afrique du Sud et en Australie. Peu importe.

A la lisière de la fiction et du réel

Le récit s’attache à la fuite de Violette, une jeune femme qui tombe sur le repaire d’un grizzly blessé et d’un ourson. Sans jamais tomber dans l’anthropomorphisme (coucou Disney) qui prête aux animaux des attitudes humaines, voire qui les fait parler comme vous et moi, Corinne Morel Darleux se tient à la lisière de la fiction et du réel, tout comme ses personnages passent de territoires arides à d’inattendues et bienveillantes poches d’exubérance autour des points d’eau. Comment surmonter des drames intimes ? Comment vivre avec la perte ? Comment se rendre disponible à l’inattendu, à la rencontre, à l’autre ? Comment faire société ?

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Le récit est si riche que chacun y trouvera les références qui lui sont propres. De mon côté, trois me sont venues : Antoine de Saint-Exupéry, l’auteur du Petit Prince, dans lequel il dit : « L’essentiel est invisible pour les yeux. On ne voit bien qu’avec le coeur ». Pour le désert, bien sûr, le renard à apprivoiser, le serpent si utile pour quitter la Terre. Et pour cette façon décalée d’envisager le monde, ce pas de côté.

Mais aussi Hayao Miyazaki, le créateur des studios d’animation japonais Ghibli, et auteur de films magnifiques comme Nausicaa de la vallée du vent, Princesse Mononoké, le Voyage de Chihiro ou le Château ambulant. Lui aussi a construit un monde imaginaire d’une richesse foisonnante peuplé d’héroïnes magnifiques.

Et enfin, plus près de nous, Pierre Bottero, instituteur devenu romancier jeunesse et auteur de quatre trilogies en seulement six ans (La quête d’Ewilan, Les mondes d’Ewilan, L’Autre et Le pacte des Marchombres). Pour avoir eu l’occasion de lire ses livres à voix haute à mon plus jeune fils, je les recommande chaudement à tous les parents. Il se trouve que j’ai eu l’occasion de l’interviewer en mars 2009. Et six mois plus tard, il disparaissait dans un accident de moto, à 45 ans, alors que ses romans se vendaient par centaines de milliers.

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Soulever le capot de la création

Mais Corinne Morel Darleux ne se contente pas de raconter une histoire, si riche soit-elle : le livre se termine sur 43 pages étonnantes titrées « Tout est vrai », et sous-titrées « Glossaire, symbolique et coulisses ». Autrement dit, elle soulève le capot de la création, ou, pour prendre une métaphore moins mécanique, elle nous fait traverser le miroir pour la rejoindre, à son bureau au pied du Vercors, au matin glacé du premier jour d’une année 2020 qui allait entrer dans l’histoire. Et là, elle explique avec une pédagogie remarquable (quelle enseignante elle aurait fait !) ce qui génère un vent de feu, en quoi consiste la totémisation, qu’est-ce qu’un bersek dans les légendes scandinaves, à partir de quelles substances est fait le souffle du diable, où vivent les margays et les dik-dik, qu’est-ce que l’albedo et qu’ont retenu les Indiens Cree du comportement du porc-épic.

Ce « Tout est vrai » si généreux, il rappelle bien entendu la phrase de Dumbledore à Harry Potter, dans le tome 7 de la série de Joanne Rowling : « Bien sûr que ça se passe dans ta tête, Harry, mais pourquoi donc faudrait-il en conclure que ce n’est pas réel ? ». Là où le feu et l’ours ne connaîtra sans doute pas le succès historique de la saga du sorcier, mais il se pourrait bien que, parmi les milliers d’adolescent·e·s qui le liront, il suscite des vocations. C’est tout le mal qu’on souhaite à Violette et Têtard.