Après avoir travaillé sur la puissance des femmes (Sorcières, 2018), puis sur la façon dont le patriarcat détruit les relations hétérosexuelles (Réinventer l’amour, 2021), Mona Chollet se penche sur un phénomène que nous connaissons toutes et tous, et en particulier les catégories dominées et maltraitées : la culpabilisation, qu’elle qualifie d’ennemi intérieur.
Et comme elle le fait dans chacun de ses livres, elle a l’élégance et le talent de partir de sa propre expérience, de l’autrice en tant que sujet, et de s’examiner sans complaisance ni nombrilisme, mais d’une manière qui nous renvoie à ce que nous vivons au quotidien. En l’occurrence, le sentiment de culpabilité qui nous entrave et nous pourrit la vie.
Elle raconte ainsi que le succès éditorial de ses précédents livres lui ont permis de se consacrer à l’écriture à temps plein et à abandonner ainsi son travail salarié (cheffe d’édition au Monde diplomatique, on connaît bien pire). Mais voilà, il faut « réapprendre à être libre, si difficile que ce soit ».
Mais d’où vient cette culpabilisation ? Un détour historique met en avant le poids de l’héritage chrétien, et en particulier du péché originel cher à Saint Augustin qui en a fait un dogme de l’Eglise et qui a traversé les siècles, alors qu’il aurait pu en être autrement, puisque l’évêque Julien d’Éclane était sur une toute autre ligne, considérant « l’humanité comme une espèce parmi d’autres. On mesure tout ce qui aurait été différent si l’Eglise avait choisi de le suivre ». Ça n’a pas été le cas, et le péché originel a été « le moteur atomique de la culpabilité chrétienne ». C’est ainsi que le christianisme est devenu « une religion de l’anxiété » et que nous sommes pour la plupart convaincus « qu’un état de bonheur ne peut jamais durer et qu’un malheur va forcément arriver ».
Sous la culpabilisation, les rapports de domination
Tout le livre est traversé par le dehors et le dedans, et les liens de causalité entre les deux. Le dedans, c’est la culpabilisation qui nous rabaisse, nous bloque et nous épuise. Le dehors, ce sont les rapports de domination (on en revient toujours à ça, finalement) dans le double cadre du capitalisme et du patriarcat, les deux étant évidemment liés. Ainsi, les femmes sont toujours considérées comme pécheresses et inférieures, les enfants ont longtemps été assimilés à des créatures diaboliques qu’il était légitime et juste de châtier — et ce débat existe encore. « Les tenant·es de l’éducation autoritaire semblent considérer que le monde a toujours raison face à l’enfant. Le mot d’ordre est celui d’une adaptatibilité aveugle, absolue [...] Dans les objectifs invoqués par les éducateurs et éducatrices conservatrices d’aujourd’hui, l’insertion dans le marché du travail et la conjuration du chômage semblent avoir remplacé le salut de l’âme et la conjuration de l’Enfer. »
L’injonction à la productivité est aussi très puissante, y compris pour les gens, comme elle, qui travaillent de façon indépendante (je peux en témoigner). « Ne plus être salariée, ne plus faire qu’écrire des livres, a bousculé mon bel équilibre. L’élément effort a disparu ; il ne reste que l’élément récompense, et je me retrouve comme un automate détraqué. » Là aussi, c’est un héritage qui nous vient de loin, pas autant que Saint Augustin, mais du 16e siècle et du calvinisme, qui a enfanté le capitalisme : « Ayons honte de demeurer oisifs », disait Calvin. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Mais les choses changent, comme le souligne Mona Chollet, en parlant de la grande démission qui a suivi la première année de Covid (48 millions rien qu’aux Etats-Unis en 2021, quand même !). « Révolutionner notre mentalité impliquerait de ne plus nous sentir tenu·es à l’acharnement, au sacrifice, à l’abnégation — et évidemment, de ne plus les exiger des autres. » Tout un programme.