LA FICTION CRÉE L’ORGANE
C’est probablement le premier accouchement de l’espace de toute l’histoire du cinéma. A quelques minutes de la fin, alors que Ripley se croit sauvée à l’abri du module de secours loin du vaisseau détruit, la bête cachée dans un angle mort tente de l’aggriper. Ripley parvient à lui échapper, revêt un scaphandre et prépare l’ouverture du sas qui va dépressuriser le module et expulser la bête dans l’espace. Pendant ces quelques secondes, on entend Ripley psalmodier doucement, une sorte de prière insistante et fiévreuse ponctuée de halètements. Le genre de bruit que fait une femme qui accouche.
Loin des vaisseaux étincelants et aseptisés comme des salles d’opération dans Star Wars et dans 2001, Nostromo est une sorte de tas de boue démesuré, à peu près aussi aérodynamique et véloce qu’un tracteur. A l’intérieur, on se croirait dans un garage ou chez un ferrailleur, et de l’eau ruisselle des plafonds. L’équipage ripaille et fume comme dans la première gargotte venue, et on s’y ballade en casquette de baseball et chemise hawaïenne, tout en partant à la recherche du chat Jones. Autant dire que Ridley Scott prend le plus de distance possible avec le genre, sans toutefois verser dans la parodie. Son tour de force, qui rappelle celui de Steven Spielberg dans Duel, est d’en montrer le moins possible, en jouant admirablement de l’effet de claustrophobie et d’oppression.
Mais Alien, ce n’est pas que ça. C’est aussi un film sur la lutte des classes, entre ceux qui ont le pouvoir (ou qui le croient) et ceux qui font tourner la machinerie (et qui réclament des primes). Il n’est pas innocent de compter parmi l’équipage un Noir et deux femmes, et ce n’est pas pour rien que ce sont ces trois-là qui survivent le plus longtemps (sans compter le chat Jones). Rendons grâce à Ridley Scott d’avoir laissé la vie sauve à Sigourney Weaver, même si l’initiative coûtera à cette dernière la corvée de trois suites relativement oubliables [1].