LA MORT DANS LE RÉTROVISEUR
Dans un entretien passionnant [1], l’écrivain Richard Matheson nous raconte la genèse de Duel. L’idée lui est venue le jour même de l’assassinat de John Kennedy, en novembre 1963. Après avoir appris la nouvelles aux informations, l’auteur et un ami prennent la route. Ils sont suivis de près par un énorme camion qui leur paraît menaçant. Et voilà comment, au dos d’une enveloppe, Richard Matheson griffonne fébrilement la trame de la plus prodigieuse histoire de poursuite automobile montrée au cinéma. Il en fait une nouvelle que Playboy publie et que lit l’assistante du jeune Steven Spielberg, alors chez Universal, où il apprend son métier de réalisateur en tournant - entre autres - un épisode de Columbo pour la télévision. Spielberg sollicite et obtient la mise en scène de Duel pour « le film de la semaine » sur ABC.
Il retient d’abord Dennis Weaver comme acteur, puis veut une voiture rouge, dont la couleur contrastera suffisamment sur les tons beiges, gris et bruns du désert. Ensuite, il faut choisir la vraie star du film, le camion. Spielberg opte pour un vieux modèle, un Peterbilt, dont l’avant peut évoquer une mâchoire. Il lui ajoute des insectes écrasés sur les phares et le pare-choc, des coulées d’huile sur la citerne, de la crasse sur le pare-brise et des plaques minéralogiques de ses précédentes victimes. Il lui reste dix jours pour tourner 73 minutes de film. Il refuse les effets spéciaux et le tournage en studio comme on le lui propose. Et boucle le tout en 13 jours. Plus trois petites semaines de montage avant la diffusion à la télévision.
Le film crève les plafonds d’audience et sort en salles en Europe, dans une version allongée de 17 minutes pour atteindre l’heure et demie réglementaire. Très vite, il devient un film-culte. Des méga-succès suivront, des Dents de la mer à La guerre des mondes en passant par Rencontres du troisième type, ET, Indiana Jones, La liste de Schindler Il faut sauver le soldat Ryan et tant d’autres. Sorti fin janvier, Munich devrait s’ajouter à la liste. Pourtant, Duel reste à part, quelque chose de différent, à la fois évident (un camion, une voiture, la route) et impénétrable [2]. Il concentre les ingrédients du western, du road-movie et du film de monstres. Il fait preuve d’une inventivité sidérante dans les cadrages, la dilatation et la fragmentation du temps et de l’espace, la bande son qui mêle bruits de moteur, grondements bestiaux et instruments africains. D’un sujet qui tient en une ligne, il fait un combat épique, une lutte pour la survie venue du fond des âges [3].
Jamais plus, évidemment, Steven Spielberg ne tournera de film dans des conditions aussi précaires, avec des délais aussi courts. Il aura désormais du temps, de l’argent, les meilleurs acteurs et les meilleurs techniciens. Mais quelque chose d’impalpable, d’immatériel se sera perdu en chemin. Kieslowski le disait très bien : quand il filmait en Pologne, surveillé par la censure et limité par la rareté de la pellicule, il avait bien plus d’imagination et de créativité que lorsque, cinéaste reconnu, il obtenait tout ce qu’il voulait sur ses derniers tournages.