« COMPTE CHAQUE CROIX, COMPTE CHAQUE LARME »
Il y a des films, comme celui-là, qui sont dévorés par leur bande-son. Celle du Bon, la brute et le truand, signée Ennio Morricone, est probablement plus connue encore que le long métrage de Sergio Leone. Il serait pourtant dommage d’oublier l’exceptionnelle mise en scène de ce qui est bien plus qu’un western. Point de héros, en effet, dans cette fresque peuplée par trois personnages dont on peine à distinguer la grandeur d’âme. Le truand, Tuco, est prêt à tout pour arriver à ses fins, y compris à dépouiller un mourant. La brute, Sentenza [1], assassine froidement à la demande, mais ne dédaigne pas voir ses futures victimes souffrir avant. Quant au bon, Blondin, il se déplace avec une flegme et une grâce que n’ont pas les deux autres, il ne lève jamais la voix, économise ses gestes, et tire avec une précision effrayante. Mais il n’hésite pas à abandonner Tuco dans le désert, ou à le laisser en équilibre sur une croix branlante, la corde au cou.
A cette relativité-là (la figure du héros est une affabulation), Leone en superpose une autre, qui donne au film sa dimension épique : l’action se déroule en effet au début des années 1860, alors que la guerre de Sécession fait rage dans le sud de l’Union. [2] Ainsi, aux crapuleries des trois protagonistes dont l’enjeu est un butin de 200 000 dollars, fait face l’extrême sauvagerie de la première guerre moderne de l’histoire, celle où les assauts de l’infanterie étaient fauchés net par la canonnade et les mitrailleuses, et où des tranchées étaient creusées de part et d’autre la ligne de front.
Car ce conflit, Sergio Leone le montre non pas à la manière des westerns des années cinquante, mais à celle des plus grands films de guerre, notamment les Sentiers de la gloire, de Stanley Kubrick, sorti en 1958. La fumée, les détonations, les cris des blessés, le vacarme assourdissant, la panique des combats est rendue avec un réalisme froid d’où est absente toute notion d’héroïsme et de grandeur. Le bon, la brute et le truand évoque donc la première guerre mondiale, mais aussi la seconde avec la terrifiante description d’un camp de prisonniers de guerre, où la torture et la barbarie sont la règle. De tels camps ont réellement existé aux Etats-Unis, notamment celui d’Andersonville, géré par les Sudistes. Mais c’est bien sûr aux camps nazis que l’on pense, avec ses orchestres juifs chargés de couvrir les cris des suppliciés [3].
Mais ce qui fait la grandeur du Bon, la brute et le truand, c’est bien entendu sa mise en scène. En deux heures cinquante (la version longue disponible sur DVD), les morceaux de bravoure se succèdent quasiment sans interruption, chacun avec une trouvaille sur laquelle il faudrait s’arrêter longuement. Alternance de panoramiques et de plans très serrés sur les visages, étirement extrême du temps brusquement interrompu par une flambée de violence, plages de silence presque total et vacarme des armes et des bombardements... C’est un film total, qui traverse presque tous les genres et toutes les époques, à la fois d’une extrême modernité et d’un classicisme qui remonte aux premiers temps du muet.
Film dont l’action se situe il y a cent cinquante ans dans le sud-ouest des Etats-Unis, Le Bon, la brute et le truand nous parle aussi, et peut-être avant tout, de l’Europe du vingtième siècle. Les tranchées de la première guerre mondiale et les camps d’extermination, on l’a dit, mais aussi autre chose : le film a été tourné en 1966 en Espagne. Donc, trente ans après la guerre civile espagnole, dans le franquisme finissant. Or, que voyons-nous à l’entrée du dernier quart d’heure du film, entre l’explosion du pont et le duel final dans le cimetière de Sad Hill ? Une scène très douce, comme une parenthèse dans une cavalcade funèbre : un jeune soldat sudiste est en train de mourir. Il claque des dents, et son regard suppliant croise celui de Blondin. Ce dernier le couvre de son manteau et lui offre quelques bouffées de son cigarillo. La scène se passe dans une petite chapelle dont il ne reste que des pans de murs en ruine et une charpente carbonisée. Cette chapelle n’a pas été construite pour le film, elle existait vraiment. Comme le tournage a eu lieu trente ans après la guerre d’Espagne, on peut imaginer sans trop de risques que cette chapelle a été détruite entre 1936 et 1939. Le Bon, la brute et le truand évoquerait ainsi, via la guerre de Sécession, une des plus terrifiantes guerres civiles européennes du vingtième siècle.