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American Darling

Aller simple pour Monrovia

Avec Pourfendeur de nuages, Russell Banks s’était attaqué à l’histoire de son pays en racontant la vie de John Brown, le plus célèbre abolitionniste du dix-neuvième siècle. American Darling en est en quelque sorte le prolongement, puisqu’à travers la narratrice Hannah Musgrave, on traverse les trente dernières années du vingtième siècle, des Etats-Unis de la contestation, époque Weathermen, au Liberia qui fut fondé par des Américains pour se débarrasser des Noirs affranchis. « Le Liberia est une invention démente, une alliance qui n’aurait jamais dû exister entre les Américains du Nord et du Sud », explique l’auteur [1].

On y croise donc, outre la narratrice et ses identités multiples (Hannah Musgrave au début et à la fin de sa vie, Dawn Carrington pendant sa clandestinité, Mme Sundiata dans sa période africaine) les seigneurs de la guerre qui ont dévasté le Liberia, que ce soit Samuel Doe, Prince Johnson ou Charles Taylor [2], un sous-ministre dépassé par les événements (Woodrow Sundiata), trois enfants plongés dans le chaos et qui prendront les armes sous les noms de Pire-que-la-mort, Mouche et Démonologie et enfin les rêveurs, ces chimpanzés qu’Hannah souhaite protéger dans un sanctuaire. Des chimpanzés qui, selon elle, « ne sont pas nos lointains ancêtres, ce sont nos cousins proches ».

L’histoire finit mal, bien entendu, et Hannah va payer très cher son idéalisme de jeunesse comme ses renoncements d’adulte. Comme la capitale Monrovia, semblable aux portes de l’enfer après dix ans de guerre civile, la vie d’Hannah est peuplée de fantômes et de rêves brisés [3]. Au moment du récit, elle a presque soixante ans, l’essentiel de son existence est derrière elle. Dans des lignes extraordinaires, Russell Banks décrit ce processus :
La vieillesse est une lente surprise. A un certain moment, l’histoire personnelle de chacun, son histoire, cesse tout simplement de se dérouler. On s’arrête de changer. Notre histoire n’est alors pas achevée, pas terminée, mais elle s’immobilise pendant un moment, un mois, une année peut-être. Et puis elle repart en sens inverse, elle commence à se dévider à l’envers. C’est là une chose dont on fait l’expérience à un certain âge. C’est ce qui est arrivé à mes parents. C’est ce qui arrive à tous ceux qui vivent assez longtemps. Et maintenant, ça m’est arrivé à moi. [4].

Ainsi tressées l’une avec l’autre, la petite et la grande histoire forment un roman d’une grande richesse qui supportera à coup sûr de nombreuses relectures. Les relations homme-femme, américain-africain, noir-blanc, élite-peuple, bourgeois-révolutionnaire, riche-pauvre sont examinées avec la précision d’un entomologiste et la sympathie (Russell Banks fait un sort à la notion d’empathie, qui n’est que selon lui la face visible du narcissisme) d’un très grand écrivain envers ses personnages.

Son troisième et dernier voyage au Liberia, Hannah l’achève à la fin de l’été 2001. Le 10 septembre. Quand elle rentre à New York, le chaos, la terreur et la désolation ont envahi son propre pays. Les années Bush peuvent commencer.

[1dans Télérama n°2909 du 12 octobre 2005

[2lire l’article Un ballon d’or dans un palais présidentiel ? à propos des récentes élections au Liberia

[3ce qui n’est pas sans rappeler le personnage de l’avocat Mitchell Stephens dans De beaux lendemains, adapté au cinéma par Atom Egoyan

[4American Darling, page 42