Ian Kershaw. Ce nom ne vous dit sans doute rien, mais c’est l’auteur d’une monumentale biographie de Hitler publiée en France par Flammarion en 1999-2000. Autant dire qu’il sait de quoi il parle quand il aborde la Seconde guerre mondiale, ses causes profondes et ses ressorts cachés, dans un style différent d’Antony Beevor [1], mais avec un souci du détail et de la précision comparable.
En 2009 est donc sorti un nouveau livre, intitulé Choix fatidiques, dix décisions qui ont changé le monde, 1940-1941. C’est dans la préface que Kershaw raconte la genèse de ce travail : une discussion avec son ami Laurence Rees, dans sa cuisine, en attendant que l’eau chauffe dans la bouilloire, ce dernier lui disant que s’il était historien, il écrirait un livre sur l’année 1941, la plus décisive du siècle. Et voilà comment, 680 pages plus tard, Ian Kershaw nous raconte ces 19 mois (de mai 40 à décembre 41) cruciaux.
« Avec le recul, ce qui s’est produit paraît inexorable. [...] Le propos de ce livre est précisément de montrer que ce ne fut pas le cas », explique Kershaw dans son prologue, avant de préciser que dans chacun des choix retenus, il se demande pourquoi telle option a été retenue plutôt que telle autre. Et tout en rejetant le principe d’une histoire virtuelle (raconter ce qui se serait passé si...), il admet que « les historiens opèrent implicitement avec des contrefactuels à court terme [...] sans quoi ils seraient bien incapables de mesurer la portée de ce qui est arrivé. »
Ces dix choix concernent donc pour trois d’entre eux Hitler : quand il décide, en 1940, d’attaquer l’Union soviétique l’année d’après, quand il déclare la guerre aux Etats-Unis juste après Pearl Harbor et quand il pose les base de la solution finale. Deux autres sont pris par Roosevelt : quand il sort les Etats-Unis de leur isolationnisme pour aider la Grande-Bretagne, en 1940, et quand il se lance dans une guerre non déclarée avec l’Allemagne un an après. Deux autres explorent les décisions du gouvernement japonais, quand il s’allie à l’Allemagne en 1940 et quand il lance la guerre du Pacifique fin 1941. Les trois derniers racontent le choix, fait par Churchill, de résister à l’offensive allemande à l’été 1940, la décision de Mussolini d’envahir la Grèce et la plus terrible erreur sans doute, celle de Staline qui au printemps 1941 ne prend pas au sérieux la menace d’une invasion allemande.
Ce qui ressort de ces choix, c’est le sentiment qu’une fois la guerre lancée, l’effet d’entraînement était bien plus fort que la volonté de paix. A une exception près, celle de l’URSS : Staline ayant pris soin de décimer la caste des officiers de l’Armée Rouge, il fallait à tout prix retarder l’entrée en guerre de l’Union soviétique, même si celle-ci semblait inévitable.
Dans l’entourage de Hirohito au Japon comme dans celui de Roosevelt aux Etats-Unis, il n’y avait pas d’unanimité, mais la décision de déclencher les hostilités était plus liée à des objectifs stratégiques (l’approvisionnement en pétrole, notamment, a joué un rôle prépondérant pour les gouvernements allemands et japonais) qu’à une réelle alternative. De plus, ce que montre bien Kershaw, c’est l’effet domino de ces différents choix : la solution finale (sous sa forme définitive) est liée à l’échec allemand en Russie, la décision d’attaquer la Russie est liée à la victoire rapide en Europe occidentale et à la résistance acharnée de la Grande-Bretagne, etc.
Impossible donc de savoir ce qui se serait passé si d’autres choix avaient été faits, en particulier au tout début de la guerre : si l’Angleterre avait négocié la paix, si Hitler ne s’était pas lancé à l’attaque de l’URSS, si le Japon n’avait pas bombardé Pearl Harbor... D’après Kershaw, même si des alternatives existaient, elles étaient au final bien moins probables que les décisions prises. « Les choix fatidiques qui furent accomplis n’étaient ni prémédités ni évidents. En revanche, ils reflètent le genre de système qui les produisit. » Les histoires nationales, les aspirations politiques et la personnalité des dirigeants pèsent d’un poids très lourd qui dépasse celui des circonstances.