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Clavel soldat

Quand il écrit ce livre, mi-roman, mi-autobiographique, Léon Werth a 38 ans. Il vient de passer quinze mois dans les tranchées de Lorraine, entre l’été 1914 et l’automne 1915. Pour ce libertaire antimilitariste, internationaliste et jauressien, l’épreuve est terrible. Ce qu’il voit, ce qu’il raconte, c’est un monde au bord de l’effondrement. Un monde de pauvres types perdus, des paysans ou des ouvriers qui ne savent pas pourquoi ils sont là, qui survivent comme ils peuvent dans un enfer de boue, de cadavres et de ruines. D’un réalisme glacé, Léon Werth décrit de l’intérieur la sauvagerie du premier conflit mondial, ce combat acharné, absurde et terrifiant qui loin de repousser l’idée même de guerre ne fit que préparer la suivante.

Pourtant, dans ce cauchemar permanent et hébété subsistent quelques instants de paix. Des soldats qui cessent le feu et qui s’échange de l’alcool et du tabac, d’autres qui traversent les lignes ennemies pour se rendre, quelques instants de beauté arrachés à la guerre dans un jardin en fleurs. Mais très vite, le réel nous rattrape, si on peut appeler le réel ce quotidien fait d’obus qui sifflent, de paille humide infestée de puces et de rats, de commandants qui font fusiller ceux qui refusent d’aller aux tranchées et qui pillent sasn vergogne les villages abandonnés. On pense, bien sûr, aux Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, ses coups de sifflets sous la mitraille et ses soldats qui tombent dans des trous d’eau. C’est pire encore. Car ce que Kubrick reconstituait, quarante ans après, Werth le raconte à chaud, quelques mois après avoir enfin quitté le front.

Publié en 1921, Clavel soldat était tombé depuis longtemps dans l’oubli quand Viviane Hamy l’a sorti de l’ombre en 1993. C’est à Léon Werth que Saint-Exupéry dédiera Le Petit Prince.