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Gaza 1956, en marge de l’histoire

Est-ce une BD ? Un roman graphique ? Un documentaire ? Un reportage illustré ? Une réflexion sur la mémoire et le temps ? Un peu de tout à la fois. Joe Sacco fracasse avec son pavé de 420 pages la vitrine des clichés sur la Palestine. Celle de 1956, et celle d’aujourd’hui.

Dans les décombres hachurés de l’histoire

Même si les contours du genre sont encore un peu flous, le roman graphique nous offre régulièrement des petits trésors. On pense bien sûr, dans la veine autobiographique, au Persépolis de Marjane Satrapi, et dans celle plutôt documentaire, au Photographe d’Emmanuel Guibert, dont les images me reviennent à chaque fois que j’entends parler d’Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, toujours otages dans les montagnes afghanes.

Gaza 1956 ressemble au deuxième, par son côté quasi photographique. Joe Sacco avait déjà raconté ses enquêtes à Sarajevo avec The Fixer. Là, il se penche sur un des multiples drames de l’histoire palestinienne, une double boucherie à Khan Younis et à Rafah, près de la frontière entre la bande de Gaza et l’Egypte en novembre 1956. 275 morts dans le premier cas, une centaine dans le second, à chaque fois des hommes, des femmes et des enfants désarmés assassinés par l’armée israélienne. « On n’oublie jamais des actes pareils... Ils ont planté la haine au fond de nos cœurs », témoigne un dirigeant du Hamas, qui avait neuf ans au moment des faits.

Joe Sacco

Car l’intérêt du travail de Joe Sacco est là, entre autres : aller déterrer une vieille histoire pour mieux comprendre le présent, en l’occurrence le début de l’année 2003, au moment où se déclenche la guerre en Irak. Depuis bien sûr, beaucoup de choses se sont passées, le Hamas a gagné les élections et Israël a décrété un blocus impitoyable sur Gaza. Mais dans le fond, c’est toujours la même chose, avec des variantes cruelles et absurdes.

Dans Gaza 1956 se superposent donc trois strates de récit : Sacco et son compère Abed enquêtent pour recueillir des témoignages vieux de près de 50 ans, les événements de 1956 sont reconstitués avec une minutie de détails extraordinaire, et enfin la vie quotidienne des habitants de Rafah est marquée par les destructions de maisons par les Israéliens, ainsi que par les tirs depuis le poste frontière.

Joe Sacco combine ainsi avec un talent d’équilibriste la richesse graphique de son travail — les vues générales de Rafah et des camps de réfugiés près de Khan Younis, en double page et en montage parallèle sur les années 50 et aujourd’hui, les portraits frontaux de ses témoins, vieillards ridés et vieilles femmes très dignes, les vues subjectives au moment des tabassages — et la densité du récit, cette impossible recherche de la vérité, ou de ce qu’il en reste dans la mémoire des survivants.

Arrivé au terme de ce long voyage de près de 400 pages (auxquelles il faut ajouter une riche introduction et une vingtaine de pages d’annexes), on a l’impression d’avoir approché ce qu’est Gaza et ce que ses habitants subissent. Par des chemins de traverse qui n’appartiennent qu’à lui, Joe Sacco nous offre ainsi une vue imprenable et terrifiante sur la grande Histoire, celle qui n’en finit jamais.