« ÇA EXISTE, TOUT DE MÊME, LA VÉRITÉ »
C’est une très riche idée qu’ont eu les éditions Zones (un label de la Découverte) en rééditant L’affaire Toulaev, le grand roman polyphonique de Victor Serge. Tout d’abord parce voilà une œuvre majeure, écrite entre 1940 et 1942, éditée pour la première fois en 1948, un an après la mort de son auteur à Mexico. Et ensuite pour avoir assorti cette édition d’une préface lumineuse de la grande Susan Sontag quelques mois avant sa disparition en 2004 : « Comment expliquer l’oubli dans lequel est tombé un des héros moraux et littéraires les plus envoûtants du XXe siècle ? » se demande l’essayiste américaine.
Les réponses, vous les lirez vous-mêmes, tout ce qu’on peut dire c’est qu’elles s’articulent autour du statut particulier de Victor Serge, apatride dans le siècle, né en Belgique, mort au Mexique, ayant vécu en France, en URSS, en Allemagne et en Autriche. C’est aussi un militant politique durant toute sa vie, où il a été d’abord essayiste, journaliste et historien avant d’écrire de la fiction. C’est un polyglotte maîtrisant cinq langues. Et c’est un homme dont certains ont affirmé que sa vie était plus grande que son œuvre.
Raison de plus pour la découvrir, ou la redécouvrir. S’il faut absolument lire ses Mémoires d’un révolutionnaire [1], L’affaire Toulaev en est le pendant fictionnel, celui où Serge donne libre cours à son immense talent de conteur dans un cadre historique précis. L’affaire Toulaev, c’est clairement la série de procès qui ont suivi l’assassinat de Serguei Kirov, dirigeant du Parti à Leningrad, le 1er décembre 1934. Que le véritable coupable soit un jeune communiste, comme dans la réalité, ou un employé quelconque, comme dans le roman, n’a aucune importance : ce n’est qu’un prétexte à une vaste épuration voulue par Staline pour écraser toute contestation interne au moment où l’Union soviétique a abandonné un à un ses principes issus de la Révolution d’octobre.
Victor Serge raconte ainsi comment la machine infernale se met en marche, une machine qui va éliminer un à un les anciens bolcheviques qui ont connu et participé à la période d’avant Staline, décapiter le parti et affaiblir durablement le pays qui sera envahi par l’armée allemande en 1941. Mais il le fait par le biais de portraits détaillés, ceux de huit personnages principaux dont les destins se croisent tout au long des 350 pages. C’est une fresque ramassée en une période courte (située peu avant la guerre, en 1939) mais étendue des steppes gelées de Sibérie à la Catalogne en guerre en passant par Paris et Moscou. Ses descriptions des paysages russes sont éblouissants, comme le sont ceux de ses personnages, notamment Roublev, qui écrira en prison un terrible réquisitoire contre le régime ou le vieux Rijyk, qui se laissera mourir de faim plutôt que faire des aveux forcés.
Lors d’une scène imaginée (comme l’a fait Robert Littell avec Ossip Mandelstam et Staline [2]) entre Kondratiev, un vieux dirigeant qui va bientôt être accusé, et celui qu’il appelle « Le chef » (Staline, donc), Victor Serge écrit ceci :
Le chef demanda tranquillement :
— Alors, tu trahis, toi aussi ?
Tranquillement, du fond d’un calme sûr, Kondratiev répondit :
— Je ne trahis pas, moi non plus.
Chaque syllabe de cette terrible phrase se détachait comme un bloc de glace dans une blancheur polaire. Sur de telles paroles, impossible de revenir. Quelques secondes encore, et tout serait fini. Pour de telles paroles, ici, on devrait être anéanti sur place, instantanément, Kondratiev les acheva fermement :
— Et tu dois le savoir.