UNE CONSCIENCE DANS LA NUIT
La première moitié du vingtième siècle a produit une exceptionnelle concentration de criminels de masse comme le monde n’en avait sans doute jamais connu auparavant : Hitler, Staline, Mussolini et Franco ont porté la répression, la sauvagerie et la destruction des valeurs des Lumières a un point qui ne sera égalé, plus tard, que par Mao et Pol Pot.
Pourtant, cette période ô combien noire de l’Histoire a vu aussi passer des personnalités admirables dont il convient, de temps en temps, de raviver le souvenir, ne serait-ce que pour ne pas désespérer du genre humain : le Français Jean Jaurès, l’Allemande Rosa Luxembourg, l’Italien Primo Levi ou le Russe (francophone et né en Belgique) Victor Serge.
Ce dernier a été placé par les hasards de l’existence dans le grand tourbillon révolutionnaires. Ses parents, anarchistes, sont expulsés de Russie après l’assassinat du tsar Alexandre II. Victor Lvovitch Kibaltchich nait à Bruxelles en 1890 et connaît très tôt la pauvreté, la faim et la précarité des exilés. Il ne va pas à l’école, mais ses parents lui forgent une éducation solide et complexe. A 15 ans, il se débrouille tout seul et fréquente les milieux anarchistes.
A 22 ans, il est arrêté pour avoir soutenu, dans un journal, la bande à Bonnot. Cinq ans de prison. En 1919, il est échangé contre des officiers français et rejoint la Russie révolutionnaire. Proche alors du mouvement bolchevik, il va s’en éloigner peu à peu, effaré par la militarisation et l’étatisation du système qui, dès la guerre civile terminée (1921), va frapper tout ce qui ose contester la ligne du parti. Proche alors de Lénine et Zinoviev, il espère toutefois que la révolution reprendra ses orientations libertaires des premiers mois.
Après un séjour de deux ans en Allemagne, où il voit échouer le mouvement révolutionnaire, il rejoint l’opposition de gauche menée par Trotski. De 1928 à 1933, il sera régulièrement surveillé et menacé, pendant que le régime totalitaire stalinien éradique progressivement tout l’héritage de 1917 et saigne le pays. Avant d’être déporté pendant trois ans dans l’Oural (à Orenbourg), il fait preuve d’un sang-froid et d’une fermeté morale extraordinaire face à ses procureurs, ce qui lui sauve probablement la vie.
En avril 1936, il est expulsé d’URSS sous la pression des intellectuels français et belges qui le soutiennent. Il échappe ainsi, à quelques mois près, aux terribles purges qui vont décapiter le parti (1936-37) puis l’armée (1938). Il écrit sans relâche pour dénoncer le totalitarisme et le saccage des idéaux révolutionnaires. Loin des envolées lyriques et mystiques de Soljenitsyne (qui lui était profondément réactionnaire), le style de Victor Serge est d’une sobriété et d’une fluidité remarquables, au service d’une pensée humaniste et fraternelle, plaçant au-dessus de tout la justice sociale.
Il n’a pas de mots assez durs pour dénoncer la répression (la création de la Tchéka, police politique, le rétablissement de la peine de mort, l’instauration du communisme de guerre, l’Etat tout-puissant) mais ne sera pas entendu. Pendant plus de vingt ans, jusqu’à sa mort à Mexico (où Totski fut assassiné en 1940), il jouera les Cassandre au péril de sa vie (Le Guépéou, qui a remplacé la Tchéka, traque les opposants au régime dans le monde entier). De la guerre d’Espagne (où les agents de Moscou assassinent les anarchistes et les communistes réformateurs) au pacte germano-soviétique, il annonce les désastres à venir sans cesser de croire, avec lucidité mais passion, à un avenir meilleur : un mois avant sa mort, dans un entretien avec Victor Alba, il disait « tous les peuples ont été broyés par d’infernales machines qui les dominaient : pour guérir [...], il faut qu’ils se refassent une âme fraternelle en vue d’un avenir commun. »
Ses Mémoires d’un révolutionnaire, regroupés et recueillis par Jil Silberstein en 2001 pour la collection Bouquins, représentent l’un des plus beaux (et déchirants) livres d’histoire contemporaine, au côté de ceux d’Howard Zinn (Une histoire populaire des Etats-Unis), de Prosper-Olivier Lissagaray (Histoire de la Commune) d’Antony Beevor (La guerre d’Espagne) ou de Robert Fisk (La grande guerre pour la civilisation). Il est de ces livres essentiels qu’il faut connaître, et transmettre.