UN JEU AVEC LA VIE OÙ PERSONNE NE GAGNE
Comment peut-on écrire un roman pareil à trente ans à peine ? Si le personnage principal de La fille sans qualités, la toute jeune Ada (quatorze ans), est capable de tenir tête en raisonnement logique à ses plus redoutables professeurs, on imagine que la romancière Juli Zeh n’a pas eu besoin de chercher bien loin les capacités exceptionnelles de son héroïne : avocate de droit international et diplômée de littérature, traduite en vingt langues, cette fille-là ne manque pas de qualités, elle en a à ne plus savoir qu’en faire.
De quoi parle La fille sans qualités ? Avant tout, de la vanité de tout jugement et la relativité des notions de juste et d’injuste, sans même parler de bien et de mal. En parlant de ses personnages, les « arrières-petits-enfants des nihilistes », elle s’interroge : « Et si la Bible, la Constitution et le Code pénal n’avaient jamais été davantage à leurs yeux qu’un mode d’emploi, un ensemble de règles pour jeu de société ? Si la politique, l’amour et l’économie n’étaient pour eux qu’une compétition ? Si leurs motivations nous échappaient parce qu’elles n’existaient pas ? »
Longuement, avec la patience et la précision d’une enquête judiciaire, nous allons suivre les traces de Ada, élève à l’intelligence exceptionnelle qui vit comme bon lui semble [1], de l’étrange Alev, sorte de monstre froid et manipulateur, et de leur professeur d’Allemand d’origine polonaise et au grand cœur, Smutek. C’est de ce trio que va naître, par une sorte de défi gratuit, de jeu cruel dont les règles semblent s’écrire en cours de partie, un de ces drames dont il est bien difficile de discerner les victimes des coupables.
Le lycée de Bonn, cette ville étranges aux ambassades désertes depuis que la capitale est retournée s’installer à Berlin, ne sert que de toile de fond à une histoire qui est prétexte à de somptueuses digressions philosophiques. Sur l’écoulement du temps, entre autres : « toute la période appelée présent ne pouvait être comprise que dans une perspective historique, comme une parcelle de passé futur. » Ou encore : « il faut que tu saches que le temps est constitué d’un nombre infini de couches successives dont chacune porte en elle la force de l’instant. Ainsi tous les moments du passé et de l’avenir existent-ils simultanément. »
Comme un fantôme, le roman de Robert Musil, L’homme sans qualités, rôde entre les chapitres. Smutek le fait d’ailleurs étudier à ses élèves. Il est d’ailleurs touchant de lire ce que Juli Zeh, par le biais de son personnage d’enseignant, dit de Musil : « Il expliqua le talent exceptionnel de Musil, son oreille absolue pour les mots qui lui permettait de transposer immédiatement le monde en langage, avec autant de justesse et de légèreté que si le résultat n’était pas dû au travail, mais à la seule inspiration ». On peut dire ça de Juli Zeh, aussi. La moindre de ses phrases est travaillée avec la précision d’un ébéniste, et il est difficile de résister à la tentation, pour l’exemple, de citer quelques titres de chapitres magnifiques :« à peine a-t-elle atteint sa vitesse de croisière que la nouvelle année fait usage de symboles défaitistes », « le monde est une lasagne », « l’envie de dormir est une odeur », « l’univers est une goutte d’eau au bout de la truffe d’un chien », « au-delà de l’espace aérien du lycée existe un autre monde ».
Car si Juli Zeh est à la fois capable de partir très loin dans des digressions philosophiques, elle sait aussi rester au plus près de la réalité des choses : le chaleur de l’air, le froid glacial de l’eau, la forme des nuages ou une nuit noyée par une pluie de fin du monde : « une partie des ténèbres immenses où les villes sont accrochées comme des guirlandes à un sapin de Noël s’était infiltrée dans les rues ; aux rares passants qui osaient l’affronter, elle disait l’étendue infinie des espaces inhabités, parlait d’un univers totalement indépendant de toute existence humaine. »
Au bout du voyage, il y a un procès au cours duquel rien ne se déroule normalement, mais dont l’issue semble laisser filtrer un petit rayon d’espoir, à défaut de bonheur. Et qui semble démentir — mais le fait-elle vraiment — la terrifiante conclusion du tout premier chapitre : « Le bleu du ciel n’est plus que le couvercle en carton d’une boîte de jeux. Si tout cela n’est qu’un jeu, nous sommes perdus. Sinon - c’est pire ».