Trois pavés noirs, 1940 pages en tout, et cet aveu, à soixante pages du point final : « Tout compte fait, cette histoire n’a pas pour sujet principal des espions et des sectes secrètes dans l’Etat, mais la violence ordinaire exercée contre les femmes, et les hommes qui rendent cela possible » [1]. C’est le journaliste Mikael Blomkvist qui se confie à sa sœur, l’avocate Annika Giannini. Mais c’est surtout l’auteur, Stieg Larsson, qui s’exprime sans filtre sur ses intentions véritables. Millénium est un polar, un polar suédois, un polar suédois féministe. Et au-delà, c’est un magnifique roman en trois parties [2].
Dans le premier tome de Millénium, Lisbeth Salander est une surdouée asociale cachée dans le corps d’une fillette, spécialisée dans le piratage informatique et le démontage de machos en tout genre. Lisbeth est toujours là, mais pas au mieux de sa forme : à la fin du tome 2, on l’avait laissée entre la vie et la mort. C’est toujours elle l’héroïne, bien sûr, mais une héroïne en creux, à l’instar de Blueberry dans ses dernières aventures [3]. Sa légende, en l’occurrence sa véritable et terrifiante histoire, ce sont les autres qui vont la reconstituer pièce par pièce, jusqu’au sommet de l’Etat.
Car dans La reine dans le palais des courants d’air, l’affaire Salander fait vaciller sur ses bases le royaume de Suède, avec un scandale de proportions semblables à celles du Watergate ou du Rainbow Warrior [4]. Mais bien entendu, on n’est ni à la Maison-Blanche, ni à l’Elysée, et un Premier ministre suédois est autrement plus accessible que son homologue français ou le président des Etats-Unis, ce qui a d’ailleurs coûté la vie à Olof Palme [5]. On n’imagine pas, en France, le locataire de Matignon recevoir chez lui, après sa journée de travail, un journaliste d’investigation souhaitant des éclaircissements sur les agissements des Services secrets.
Millénium 3 nous plonge aussi dans les luttes de pouvoir et les stratégies commerciales d’un grand quotidien (fictif), le Svenska Morgon-Posten. L’ex-rédactrice en chef de Millénium, Erika Berger, y a été recrutée et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’est pas la bienvenue. Un peu comme si, en France, le rédacteur en chef de Politis se retrouvait propulsé à la tête du Monde, par exemple. On y voit très bien comment, en période de baisse des ventes et de repli des annonceurs, les actionnaires envisagent froidement de tailler dans les effectifs sans réduire le moins du monde, bien entendu, leurs dividendes.
Stieg Larsson connaissait bien ce milieu, ayant lui-même été journaliste d’investigation. Il maîtrisait aussi les relations complexes et conflictuelles entre police, justice et médias, ainsi que les règles de protection des sources. Mais Millénium est bien plus qu’un docu-fiction, comme on dit maintenant. Son succès en France, malgré une sortie dans l’indifférence générale des critiques littéraires (trop occupés par les récits nombrilistes et courtisans de quelques squatteurs de plateaux télé), est dû avant tout au réseau de libraires indépendants et à un excellent bouche-à-oreille. Bravo à Actes Sud, qui a fait découvrir en France Paul Auster, Nina Berberova, Russell Banks ou Nancy Huston (excusez du peu), et qui a créé spécialement pour Millénium la collection Actes Noirs. C’est ce qui s’appelle avoir du flair, ou plutôt connaître son métier.
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