POUR EUX SONNE LE GLAS
De Guernica à Teruel, de l’Ebre à Barcelone, la route qui a mené l’Espagne de la république à la nuit franquiste est jalonnée de drames épouvantables desquels nul ne peut sortir intact. Ce qu’ont fait les nationalistes, les généraux, l’Eglise catholique et les monarchistes est une bassesse sans nom. Exécutions massives, destruction de villages et de villes, appel à l’aide de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie, le livre d’Antony Beevor [1] n’épargne aucun détail sordide ni aucune déclaration épouvantable, comme celle de l’attaché de presse de Franco, Gonzalo de Aguilera, affirmant qu’il « fallait exterminer un tiers de la population masculine et purifier le pays du prolérariat. » Ou celle du général Queipo de Llano, promettant aux Républicains « Sur mon honneur de gentilhomme, pour toute personne que vous tuerez, nous en tuerons au moins dix. » Le décompte de la « terreur blanche », celle des nationalistes, s’élève à environ 200 000 tués, contre 38 000 imputable au camp républicain.
Car l’autre côté, celui des militants de gauche et des ouvriers, des électeurs du Frente popular vainqueur des élections de février 1936, tout ne fut pas digne non plus. Il a beaucoup été question de tueries massives de prêtres dans la zone républicaine. Antony Beevor rétablit la vérité des chiffres : environ 7000 morts sur 115 000 religieux. Mais les nationalistes en ont tué aussi, des catholiques et des protestants. Et ces exécutions se sont limitées aux premiers mois de la guerre civile, à l’été 1936.
La suite verra encore des crimes, notamment quand les staliniens prirent le contrôle du gouvernement et de l’armée républicaine et menèrent une purge sanglante contre les anarchistes et les contestataires du POUM [2].
La guerre d’Espagne raconte en près de 600 pages un lent naufrage, celui d’un pays démocratique et républicain qui allait s’enfoncer pour quarante ans dans une dictature digne de ses héritières chilienne (avec Pinochet) et roumaine (avec Ceausescu). Est-ce pour autant une guerre civile opposant d’un côté l’armée, les propriétaires terriens et industriels et de l’autre les ouvriers et les paysans ? L’affaire est plus complexe que ça, explique Antony Beevor.
D’abord parce qu’elle impliqua largement d’autres pays, qu’ils soient directement interventionnistes comme l’Allemagne, l’Italie, l’URSS et le Mexique, ou témoins plus ou moins passifs comme la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.
Ensuite parce « deux axes de conflit apparurent alors : le centralisme d’Etat opposé à l’autonomie régionale et l’autoritarisme opposé à la liberté individuelle. » Des axes qui traversèrent les deux camps, mais qui firent beaucoup plus de dégâts côté républicain.
Enfin parce que la guerre d’Espagne « est l’un des rares conflits modernes dont l’histoire a été mieux écrire par les vaincus que par les vainqueurs ». Les républicains, grâce notamment à la presse étrangère, aux cinéastes, écrivains et photographes [3]de grand talent venus près des champs de bataille, ont remporté cette bataille. Ce fut bien la seule, hélas.
Le grand talent d’Antony Beevor, c’est de livrer des faits le plus précisément possible, en croisant le plus possible les sources, des deux côtés, et en tâchant de démêler le vrai du faux. De mettre en évidence, enfin, les énormes erreurs stratégiques qui causèrent la perte des républicains, ainsi que du considérable gâchis humain qu’implica le double jeu de Staline (une aide plus politique que matérielle, et dosée de telle sorte que la victoire était impossible afin de ménager les susceptibilités européennes). Et de nous laisser le soin d’en tirer les conclusion que l’on veut : « dans la mesure où cela est humainement possible, les jugements d’ordre moral devront être laissés au seul lecteur. »