D’un côté, un vigneron angevin qui n’en fait qu’à sa tête. De l’autre, un dessinateur de BD ouvert à ce qu’il ne connaît pas. Le résultat, c’est un roman graphique (ou un docu graphique, puisqu’il n’y a pas de fiction) de 270 pages titré Les ignorants. Décrire ceux dont on ne parle jamais, ceux qu’un ministre avait cru bon d’appeler, il y a dix ans tout juste, la France d’en bas, Etienne Davodeau sait faire. On a pu le vérifier avec Rural ou Les mauvaises gens, ses précédents opus construits sur les rencontres et la confiance partagée.
Les ignorants prolonge ce travail d’une manière plus originale, puisque le point de départ est une initiation croisée : le dessinateur ne connaît rien au vin et à la vigne (en tant que lecteur, on se sent moins seul, même si parfois la migraine nous prend à voir la quantité de verres éclusés au fil des pages), et Richard Leroy n’ouvre jamais de BD. Le premier passera donc un an et demi à travailler avec le second, et en échange ce dernier acceptera d’être initié à la ligne claire et de fréquenter les éditeurs et les festivals. De ce choc des cultures, Davodeau en fait le pari, jaillira certainement des pépites.
Ne faisons pas durer plus longtemps le suspens : le pari est gagné, car Etienne Davodeau n’a pas son pareil pour décrire des petites choses qu’on croirait sans importance : la précision d’un geste, l’harmonie d’un paysage, la chaleur d’une rencontre, la qualité du silence. Il a aussi un sens du cadre tout à fait remarquable, alternant plans serrés et plans larges, en un montage cinématographique, ne reculant devant rien, même pas devant un vertigineux zoom arrière partant du caillou breton (de la rhyolithe) jusqu’à une vue de l’espace du massif armoricain.
On pourrait aussi tenter de décrire une planche stupéfiante de beauté composée de trois grandes cases de ciel nocturne étoilé, une ligne d’arbres en ombre chinoise se découpant sur la dernière, les pages suivantes s’éclairant doucement aux premières lueurs de l’aube. Le tout dans un noir et blanc soyeux capable de rendre aussi bien la voûte étoilée de juin que la lumière zénithale d’août ou le ciel gris et plombé de l’hiver.
Sans parler d’une belle surprise : après avoir fait lire à Richard une BD de Lewis Trodheim, Approximativement, Etienne laisse au dessinateur l’occasion de défendre son travail. Richard : « Mais quand même, le dessin… Et pourquoi il se représente avec un bec d’oiseau ? » Etienne : « Vas-y Lewis, réponds ». La page suivante est donc dessinée par Trondheim, et sur celle d’après on voit Richard lire cette planche en un dialogue à distance d’une fluidité bluffante.
Dans les Ignorants, on voit aussi un tonnelier à l’œuvre, les rotatives de l’imprimeur belge de Lulu femme nue, l’épandage d’une préparation à base de bouse de corne, une réunion de fabrication chez l’éditeur Futuropolis, les vendanges ou encore une visite au festival de Saint-Malo. Le point commun entre les deux, c’est tout d’abord un goût certain pour la rencontre, et surtout une certaine idée du travail bien fait : après la visite chez l’imprimeur, Richard constate : « on peut même supposer que les réglages les plus fins que tu leur as demandés, aucun lecteur ne les verra, non ? », ce à quoi Etienne répond : « moi, je les vois ».
Et Richard ajoute : « On veut tout faire pour garder absolument la main sur son travail, le plus longtemps possible… » Etienne : « Mais en même temps, laisser une vraie place au hasard, à l’imprévu… Savoir exactement ce qu’on veut, mais laisser faire les choses. Dit comme ça, c’est un truc de psychopathe ! » Ou de créateurs.