Ainsi donc, après un écart vers deux romans historiques, l’un sur les années cinquante et la psychiatrie — Shutter Island —, l’autre sur les luttes syndicales et raciales au début du vingtième siècle — Un pays à l’aube — Dennis Lehane a décidé de renouer avec le couple de privés qui l’avait fait connaître dans les années 90 : Patrick Kenzie l’Irlandais, et Angela Gennaro l’Italienne. Accessoirement, Bostoniens pur sucre comme l’auteur. Dans la série de cinq romans dont ils étaient les protagonistes, le meilleur était le quatrième : Gone, baby, gone.
Moonlight Mile se passe onze ans après ce dernier. Patrick et Angela sont toujours là mais ils ont désormais une petite fille de quatre ans. Et surtout, ils ont de gros soucis financiers. La crise dévastatrice des subprimes est passée par là, c’est d’ailleurs un des éléments essentiels du décor. Plus encore que dans ses romans précédents, sauf peut-être dans Un pays à l’aube, Lehane décrit avec beaucoup de justesse une société brisée où les déclassés sont les plus nombreux et où les classes moyennes luttent pour ne pas couler.
Dans ces conditions, impossible de refuser du travail, même quand il consiste, pour Patrick, à consigner les infractions des gosses de riches au profit de leurs propres parents. Car pas de travail, pas d’assurance maladie, pas de couverture sociale, et pas d’économies pour financer les études de la petite. Au fond, les Etats-Unis du 21è siècle en sont à peu près au même point que cent ans plus tôt. Avec la mafia russe en prime.
Car si Patrick va se retrouver, pour la deuxième fois, sur la piste d’Amanda McCready qu’il avait retrouvée onze ans plus tôt, les adversaires ont changé de taille. Il ne s’agit plus de psychopathes locaux ou de pédophiles bon teint, mais de redoutables mafieux biélorusses, ukrainiens ou tchétchènes qui ont pris leurs aises sur le terreau dévasté de l’après-Bush. Et quand ceux-ci menacent Patrick de s’en prendre à sa femme et à sa fille, il n’est plus temps de jouer aux têtes brûlées.
L’intrigue, moins basique que le début du roman pourrait le laisser penser, est bien menée et le dénouement inattendu, ce qui pour un polar est plutôt un bon point. On pourrait tous juste chipoter en constatant que Lehane est en terrain connu et que les répliques, pour qui a déjà lu ses romans précédents, manquent d’originalité. Disons que Moonlight Mile a les qualités et les défauts d’une bonne série dont on retrouve avec plaisir les codes, les décors et les personnages en espérant seulement ne pas être déçu, ce qui est le cas.
On retiendra quelques très belles échappées, renforcées par l’usage de la première personne qui identifie inévitablement Lehane à Kenzie :
J’aime tout ce qui, une fois cassé, ne peut être réparé — tout ce qui, une fois perdu, ne peut être retrouvé.
J’aime mes fardeaux.
Ou encore, pour terminer :
Mes joies l’emportent sur mes peines.