Nous sommes à l’été 1852. Hugo est à Bruxelles, où il sait qu’il sera bientôt indésirable comme tant d’autres exilés français. En théorie, Louis-Napoléon Bonaparte et ses sbires ne peuvent rien pour lui puisqu’il a passé la frontière. En pratique, c’est autre chose : des bruits courent que la Belgique pourrait bien être annexée prochainement. Hugo va donc partir bientôt pour les îles anglo-normandes, Jersey d’abord, puis Guernesey où il bâtira sa légende. Il faudra attendre 1877 pour que paraisse Histoire d’un crime qui raconte en détail les journées de décembre 1851 auxquelles Hugo a lui-même participé, et qui aurait dû paraître dans la foulée. A la place, il va lancer sur l’auteur du coup d’Etat du 2 décembre une grenade dégoupillée dont la déflagration se fait encore entendre, cent cinquante ans plus tard.
Le plus grand écrivain français de tous les temps a en effet décidé de régler son compte au neveu de l’Empereur, le vrai, le seul. Et sa colère, encore chaude des braises de décembre, n’a pas de limites. Jamais sans doute président de la République n’a-t-il été, de son vivant, à ce point lynché par le verbe, fouetté par les adjectifs, lacéré par les adverbes et flétri sous les métaphores. En un peu moins de quatre cents pages, Hugo démoli méthodiquement et à tout jamais l’image de Louis-Napoléon Bonaparte, celui qu’il a surnommé un an plus tôt à la Chambre des députés « Napoléon le petit ».
Dans la quatrième partie du livre premier, il dresse du chef de l’Etat un portrait au vitriol :
Il aime la gloriole, le pompon, l’aigrette, la broderie, les paillettes et les passequilles, les grands mots, les grands titres, ce qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir [...]
Peut lui importe d’être méprisé, il se contente de la figure du respect.[...]
Ce silence, cependant, Louis Bonaparte le rompt quelquefois. Alors il ne parle pas, il ment. Cet homme ment comme les autres hommes respirent. Il annonce une intention honnête, prenez garde ; il affirme, méfiez-vous ; il fait un serment, tremblez.
Machiavel a fait des petits. Louis Bonaparte en est un.
Annoncer une énormité dont le monde se récrie, la désavouer avec indignation, jurer ses grands dieux, se déclarer honnête homme, puis au moment où l’on se rassure et ou l’on rit de l’énormité en question, l’exécuter.
Ça vous rappelle vaguement quelqu’un ? Comment ne pas reconnaître aussi notre époque quand Hugo évoque la situation de l’enseignement ?
L’autre ministère socialiste, c’est le ministère de l’instruction publique. Il est en danger. Un de ces matins, on le supprimera. [...] Que fait M. Bonaparte ? il persécute et étouffe partout l’enseignement. Il y a un paria dans notre France d’aujourd’hui, c’est le maître d’école.
Napoléon le petit, qui connut un succès immédiat malgré son interdiction en France (il fut diffusé sous le manteau grâce à son format minuscule, environ celui d’un paquet de cigarettes), est en effet bien plus qu’un pamphlet. C’est un travail d’historien, de journaliste, d’écrivain en un mot, qui plonge ses racines dans la Révolution de 1789, voire aux temps des grands penseurs et des grands tyrans de l’Antiquité, et propulse ses branches hautes vers ce que devrait être le vingtième siècle. Dans la première partie du livre huitième, intitulé Le progrès inclus dans le coup d’Etat, il explique ainsi pourquoi, d’une certaine manière, ce qui est arrivé devrait vacciner à tout jamais les Français (ce en quoi il était optimiste) :
Le spectacle qu’on a sous les yeux est un spectacle utile. Ce qu’on voit en France depuis le 2 décembre, c’est l’orgie de l’ordre.
Et Hugo de dessiner les contours de ce que serait selon lui la république sociale à venir :
La loi, toujours, le droit, toujours, le vote, toujours ; le sabre nulle part.
Et quand arrive la fin du livre, dans les toutes dernières pages de la conclusion, celui qui va bientôt écrire les Misérables tente de reprendre courage :
Non, ne nous laissons pas abattre. Désespérer, c’est déserter.
Regardons l’avenir.
L’avenir, — on ne sait pas quelles tempêtes nous séparent du port, mais le port lointain et radieux, on l’aperçoit — ; l’avenir, répétons-le, c’est la République pour tous ; ajoutons : l’avenir, c’est la paix avec tous.
Ne tombons pas dans le travers vulgaire qui est de maudire et de déshonorer le siècle où on vit.
Ce siècle-là a engendré le plus grand écrivain et sans doute l’un des pires chefs d’Etat que le pays ait connu. Cent cinquante ans plus tard, il n’y a plus de Victor Hugo, mais Napoléon le petit habite toujours à l’Elysée.
Réédité en 2007 par Actes Sud, Napoléon le Petit est préfacé par le dernier biographe de Hugo, Jean-Marc Hovasse, et annoté par Guy Rosa, comme pour Histoire d’un crime. Les 68 pages de notes sont particulièrement bien documentées et se lisent avec beaucoup d’intérêt.