Après avoir cheminé aux côtés du chroniqueur des années 30 et de l’auteur de 1984, qui mieux que lui pouvait nous parler d’Orwell ? Jean-Jacques Rosat est agrégé de philosophie. Il a été professeur en lycée (1979-1999). Depuis 1999, il est attaché à la chaire de philosophie du langage et de la connaissance au Collège de France où il exerce des fonctions de maître de conférences. Depuis 2000, il est directeur de la collection Banc d’essais aux éditions Agone (Marseille) où il a publié La politique selon Orwell (John Newsinger, 2006), A ma guise (2008) et Ecrits politiques (2009). Il a répondu aux questions d’Envrak au cours d’un entretien téléphonique.
Les textes de George Orwell sont peu édités en français. Pourquoi ?
Aujourd’hui, on peut dire que la quasi intégralité de son œuvre est accessible en français. Ça n’a pas été le cas pendant longtemps et ça a été très lent, mais aujourd’hui on a pratiquement tout. Sur la réception d’Orwell en France, il y a un contraste. D’un côté, Orwell est une espèce d’icône, on lui rend hommage régulièrement. En même temps, les grands éditeurs se sont complètement désintéressés d’Orwell, ce sont les petits éditeurs qui ont fait le travail. En Angleterre et aux Etats-Unis, Orwell est reconnu comme un penseur politique important. Il est étudié en classe en tant que maître de la prose anglaise du XXe siècle.
En France, la situation est complètement différente. 1984 est très connu, mais est considéré comme un roman pour les élèves de classes terminales. On confond souvent avec le Meilleur des mondes de Huxley, en ne comprenant pas du tout la dimension politique de 1984. La Ferme des animaux est très connue également, et une partie du public politisé connait Hommage à la Catalogne, mais tout le reste est assez largement ignoré. Ses romans ont été publiés en France dans les années 70-80, les essais, articles et lettres ont été traduits en France à la fin des années 90. La réception a été très lente et faite par de petits éditeurs comme Champ libre, Ivréa et Agone, en dehors de Gallimard qui exploite 1984 qui est le bouquin qui se vend.
Comment expliquez-vous ça ?
Il y a trois types de raisons. D’abord des raisons politiques. Orwell est un homme de la gauche radicale, un socialiste révolutionnaire antistalinien, non communiste et non marxiste. Ça, en France, ça n’a pas pratiquement de place sur l’échiquier politique. Jusque dans les années 70 en France, si on était un homme de gauche radicale c’est qu’on était marxiste. Après est apparu le thème de l’antitotalitarisme, mais ceux qui ont développé ce thème sont devenu des adversaires de tout socialisme ou de toute conception égalitaire de la société : Bernard-Henry Lévy, Alain Finkielkraut.... La vraie famille politique d’Orwell en France a très peu de représentants.
Deuxième raison, Orwell n’est pas non plus un théoricien. Or en France, un penseur doit avoir une théorie. Il y a enfin un mépris littéraire. En France il y a un culte de la littérature pure, alors qu’Orwell disait qu’il voulait « faire de l’écriture politique un art ». C’est mal vu. Kundera l’accuse d’avoir trahi la littérature, d’avoir fait de la propagande avec 1984.
Si je m’en réfère à ma propre expérience, j’ai étudié La ferme des animaux et 1984 au lycée, ça m’avait paru intéressant mais j’en étais resté à la surface. Et j’ai découvert le reste de son œuvre cet été. A 18 ans, je n’avais pas la maturité suffisante pour comprendre ça.
Savez-vous comment j’ai découvert Orwell ? J’ai commencé à le lire à 35 ans. C’est un élève qui me l’a fait découvrir, en cours de philo. J’avais l’idée que c’était un truc dans le genre Le meilleur des mondes, ça ne m’intéressait pas. J’ai découvert que c’était un très grand roman politique et philosophique sur la vérité, le langage, la mémoire, le pouvoir. Très vite, j’ai fait lire 1984 à mes élèves, j’ai fait des cours en m’en servant. En France, il y a très peu de livres sur Orwell. Il y a la biographie de Bernard Crick sur Orwell, le livre de Simon Leys, deux livres de Michéa, mais en tout ça se compte sur les doigts d’une main. Et dans les journaux, il n’y a rien eu lorsque Agone a sorti la traduction des écrits politiques inédits en français.
En quoi les écrits d’Orwell sont si modernes ? Que nous disent-ils sur notre époque ?
La préoccupation d’Orwell, c’est l’homme ordinaire, vous et moi, tout un chacun. Pour juger, nous nous appuyons sur nos expériences, notre environnement quotidien. Orwell avait compris qu’il y a des forces dans le monde moderne qui détruisent l’homme ordinaire, qui le coupent de sa propre expérience et qui font en sorte qu’on ne juge plus à partir de ce qu’on voit et de ce qu’on entend, mais en étant pris par la déformation permanente de la langue. On en a des exemples tous les jours. C’est toujours notre problème d’aujourd’hui.
Ce qui intéresse Orwell, ce ne sont pas les camps de concentration, la torture, c’est la façon par laquelle on cherche à remodeler les esprits. Ça existe aussi dans des systèmes qui ne sont pas totalitaires. Au moment de la guerre d’Espagne, il comprend que les mécanismes totalitaires fonctionnent aussi chez les intellectuels anglais, et font perdre aux hommes ordinaires la capacité de juger par eux-mêmes. On est dans une époque différente, mais les mécanismes sont les mêmes. Regardez la manière dont Bush a voulu justifier la guerre contre l’Irak avec les armes de destruction massive qui n’existaient pas, c’est un procédé typiquement « orwellien ».
Orwell a été un de ceux qui le plus tôt, ont vu et décrit ces mécanismes-là. Et pour les décrire, il invente une langue simple, cette prose familière qui nous donne l’impression d’avoir en face de nous quelqu’un qui nous tient une conversation. Il dit « ne vous laissez pas déstabiliser et envelopper par cet écran de fumée. Si vous voulez comprendre le monde dans lequel vous êtes, appuyez vous sur votre propre expérience, réfléchissez par vous-mêmes. » Et ça, ça n’a pas pris une ride.
Récemment, il y a eu cette histoire avec Sarkozy qui racontait avoir été à Berlin le 9 novembre 1989 en dépit de toute vraisemblance...
Que des gens aient commencé à trafiquer leurs blogs ou leurs interviews pour coller avec la version du Président, c’est typiquement un procédé de falsification comme le décrit Orwell. C’est un signe du mépris absolu de la réalité et des faits. Je pense que sur le fond, c’est grave. Même s’agissant d’un « événement » aussi ridiculement mince. Le fait qu’on essaie de le faire, et que ça soit près de réussir, c’est très important.
Pourriez-vous définir la notion de common decency ?
La moins mauvaise traduction, c’est la décence commune. C’est le sentiment qu’il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas. C’est presque instinctif, spontané. On peut avoir cette réaction quelle que soit notre morale ou notre religion : c’est un sentiment d’injustice insupportable, ça ne devrait pas exister. Le meilleur exemple de décence commune, c’est ce qui se fait aujourd’hui avec les enfants de sans-papiers quand les flics viennent les chercher à la sortie de l’école. Des gens qui ne sont pas des militants, qui n’ont jamais milité, trouvent ça insupportable : ce n’est pas possible, on ne peut pas laisser faire ça. Et ils agissent, parfois au-delà des limites de la légalité.
Orwell a toujours défendu l’idée que sans le socle de la décence commune, il n’y a pas de société socialiste ou même tout simplement humaine possible. On a besoin d’un socle de valeurs de bases sur lequel s’appuyer pour vivre ensemble. Cette idée a une force politique. Ceux qui allaient se faire tuer sur des barricades, ce n’était pas pour la collectivisation des moyens de production, mais pour une société plus décente et plus fraternelle. Si on oublie ce socle, les réformes les mieux pensées n’aboutiront à rien.
Comment avez-vous procédé pour éditer les trois livres chez Agone ?
Bernard Gensane, un prof de fac, nous a signalé le livre de John Newsinger et l’a traduit. Puis, en travaillant sur Orwell, je me suis rendu compte que les chroniques A ma guise n’étaient pas disponibles intégralement et qu’elles étaient dispersées. Puis, en feuilletant les œuvres complètes d’Orwell, je me suis rendu compte qu’il manquait des textes politiques. En triant ce qui était inédit en français, il y avait de quoi mettre cet itinéraire dans un seul livre. Il y a un quatrième livre qui paraîtra début 2011, d’un philosophe américain, James Conant, sur 1984 et la question de la vérité et des faits, la définition du totalitarisme : Orwell ou le pouvoir de la vérité. Ce sera début 2011, car on ne fait pas beaucoup de livres par an, volontairement, pour bien les faire et bien les soutenir auprès du public.
Ces livres-là se vendent-ils bien ?
A l’échelle d’Agone, ils ne se vendent pas trop mal, mais à l’échelle de la réputation d’Orwell, c’est très en-deçà. C’est beaucoup moins que Chomsky ou Howard Zinn.
Avez-vous été contacté par une presse plus militante, des radios...
Très peu. Souvent, les militants de la gauche radicale ne reconnaissent pas Orwell comme l’un des leurs parce qu’ils l’assimilent à tort à ceux qui se réclament de l’antitotalitarisme pour combattre toute idée de révolution. Et, c’est un auteur qui dérange. Il a dit « la liberté, c’est de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ». Il a aussi critiqué violemment les médias, il a eu des mots extrêmement durs sur eux, et notamment sur les écoles de journalisme.
Parlez-nous de l’organisation des éditions Agone. Comment se répartissent les responsabilités ? En quoi cette organisation est-elle originale dans le milieu de l’édition ?
Agone est une association. On ne fait pas de profit, on ne reçoit pas de prêt bancaire. On est donc totalement indépendants. Le fonds appartient collectivement aux salariés, ainsi que les locaux. Dans le monde de l’édition, cette indépendance est très rare. Les décisions sont prises collectivement. Il y a des salariés et des collaborateurs extérieurs comme moi. Ainsi le directeur de la collection Mémoires sociales est par ailleurs postier.. Sur place, il y a un mode de fonctionnement communautaire qui gomme les hiérarchies. Ça ne veut pas dire que tout le monde fait tout, chacun a ses compétences. Chacun peut rester lui-même et il y a un grand respect des individus.
Avec Lyberagone, vous mettez en accès libre des textes et des livres sur Internet.
Notre but, ce n’est pas d’accumuler de l’argent ou de devenir un empire éditorial. Notre but est de faire connaître, de faire circuler, d’éditer des textes qui nous paraissent importants. On ne pourrait pas mettre toute notre production en ligne, bien sûr. Mais pour beaucoup d’ouvrages, il n’y a pas de concurrence entre l’édition papier et l’édition électronique. On ne lit pas de la même façon sur un écran et dans un livre : vous découvrez en ligne un extrait qui vous intéresse, est-ce que vous allez tout lire en ligne, ou essayer d’acheter le livre ? Avec les nouvelles technologies, il y a une part d’incertitude, on ne sait pas quels seront les usages dans dix ou vingt ans. Si on réfléchit bien à ce qu’on fait, il peut y avoir complémentarité entre les deux supports. Et comme on ne cherche pas à faire du profit, ça nous met à l’aise.
Orwell prônait une société plus juste et plus égalitaire. Le fonctionnement autogestionnaire d’Agone s’approche-t-il de ces valeurs ?
On tient au caractère artisanal de notre production, on fait douze à quinze livres par an, on passe beaucoup de temps dessus. On a le goût du travail bien fait. Mais Orwell était un indépendant, que ça soit par rapport au milieu politique ou journalistique. Il n’a pas formé d’équipe autour de lui. Il n’y aurait pas de sens à dire que notre mode d’organisation se réfère à Orwell. A Agone, il y a des valeurs héritées notamment de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire. Il y a aussi une volonté d’indépendance financière et idéologique. Et il y a une grande diversité de textes que nous publions : il y a bien une ligne éditoriale mais pas une ligne politique unique au sens de celle d’un parti.