Le 31 octobre 1968, un mouvement féministe baptisé Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell, dont l’acronyme est WITCH (sorcière) organise un happening sur les marches du New York Stock Exchange, à Wall Street. Déguisées en sorcières, chapeau pointu et cape noire, ses membres dansent la sarabande et jettent un sort à la Bourse. Que croyez-vous qu’il arriva ? « Quelques heures plus tard, le marché clôtura en baisse d’un point et demi, et le lendemain, il chuta de cinq points ». C’est l’une des nombreuses anecdotes qui parsèment Sorcières (éditions Zones/La Découverte), le livre de Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique.
Une chasse aux femmes plutôt qu’aux sorcières
Pourquoi parler des sorcières en 2018 ? Parce que les descendantes de ce mouvement joyeux et iconoclaste, qui existe toujours, jettent aujourd’hui des sorts à Donald Trump ? Parce que Joanne Rowling a remis les sorcières à la mode avec Harry Potter ? Pas seulement. L’object du travail de Mona Chollet, c’est plus dans le sous-titre qu’on le trouve : le pouvoir invaincu des femmes. C’est ce pouvoir-là (d’être indépendante des hommes, de disposer librement de son corps, de ne pas vouloir d’enfant, de vieillir sereinement) dont elle parle, celui qui a fait si peur qu’il a généré une gigantesque chasse non pas aux sorcières, mais aux femmes, et installé le patriarcat dont on peut espérer qu’il vive ses dernières années.
La chasse aux sorcières, c’est devenu une expression dans le langage courant et désigne le combat mené par un pouvoir contre ses opposants. Mais au début de la Renaissance (et non au Moyen Âge comme on le croit souvent), il y eu une vraie chasse aux femmes, et elle fit un grand nombre de victimes : plusieurs dizaines de milliers probablement, suppliciées, brûlées vives, torturées ou mutilées. Et pas par l’Inquisition, mais par les tribunaux civils. Le développement de l’imprimerie, au milieu du XVème siècle, a largement contribué à populariser la chasse aux sorcières lancée par une bulle du pape Innocent IV en 1484. Trois ans plus tard, le livre Le marteau des sorcières, comparé depuis à Mein Kampf, est devenu un best-seller, si on peut dire, et encouragé les vocations éditoriales.
De Floppy Le Redoux au mouvement #metoo
La puissance du livre de Mona Chollet, c’est de croiser avec beaucoup d’intelligence son histoire personnelle de femme (fascinée par le personnage de Floppy Le Redoux quand elle était fillette, maltraitée par le corps médical à l’adolescence, mal vue à l’âge adulte car elle refusait d’avoir des enfants) et la grande histoire, celle qui va de Magdelaine Denas, brûlée en 1670 à 77 ans, jusqu’au mouvement #metoo et l’affaire Harvey Weinstein.
Car il y a beaucoup à dire sur le sort fait aux femmes il y a cinq siècles et la condition féminine aujourd’hui. Pendant la chasse aux sorcières, la contraception et l’avortement ont été criminalisés, l’infanticide est souvent invoqué notamment contre des guérisseuses qui jouaient le rôle de sage-femmes. A rapprocher avec les mouvement pro-life contemporains, sans même parler des gynécologues opposés à l’avortement... Bienvenue en 2018 !
Au-delà même du sort des femmes, l’enjeu est aussi économique et politique : « L’asservissement des femmes nécessaire à la mise en place du système capitaliste est allé de pair avec celui des esclaves et colonisés, pourvoyeurs de ressources et main d’œuvre gratuites. Mais il s’est aussi accompagné d’une mise en coupe réglée de la nature, et de l’instauration d’une nouvelle conception du savoir. » Par exemple, la chasse aux sorcières a aussi permis d’éliminer la concurrence des guérisseuses aux profit des médecins de l’époque, loin d’être aussi compétents qu’elles.
Un lâché de souris blanches dans un salon du mariage
On retrouve d’ailleurs cette division sexuée aujourd’hui dans le corps médical (infirmières et aides-soignantes d’un côté, médecins hommes de l’autre, ou plus exactement au-dessus), et dans « le rapport structurellement agressif au patient et plus encore à la patiente, comme en témoignent les maltraitances et les violences de plus en plus dénoncées ces dernières années. »
Saviez-vous par exemple qu’une note interne de la faculté de médecine de Lyon-Sud invitait les étudiants en gynécologie à s’entraîner à la pratique du toucher vaginal sur des patientes sous anesthésie ? Ce n’était pas au 16e siècle, mais bien en 2015.
C’est un livre terrifiant par la description de ce que les hommes ont fait subir aux femmes, et souvent très drôle comme l’illustre l’anecdote de WITCH en début d’article. Il y en a d’autres comme ça, notamment le récit d’un salon du mariage, toujours à la fin des années 60, où les activistes sorcières avaient lâché des souris blanches au milieu de la foule. Quarante ans plus tard, l’une d’elles en éprouvait du regret pour avoir inutilement effrayé et humilié les femmes présentes ce jour-là. Ainsi que les souris blanches.
On peut aussi citer la remarque de la blogueuse Marie-Hélène Lahaye à propos des touchers rectaux et vaginaux pratiqués dans les hôpitaux, et invitant les étudiants en médecine (qui réfutent le principe du consentement) à s’entraîner à cette pratique entre eux plutôt que sur les patientes. « J’avoue ne pas avoir suscité un enthousiasme délirant ». On se demande bien pourquoi.
Guerre aux femmes, guerre à la nature
La dernière partie du livre, intitulée Mettre ce monde cul par-dessus tête éclaire de façon très élégante l’origine de l’attrait de Mona Chollet pour l’histoire des sorcières. Il ne s’agit pas seulement de contester les inégalités que subissent les femmes à l’intérieur d’un système, mais d’attaquer le système lui-même qui, au nom d’une rationalité essentiellement masculine, a mené une double guerre, aux femmes et à la nature.
Et si, se demande Mona Chollet, cette prétention à une rationalité pure cachait une insécurité fondamentale ? Celle née du cartésianisme, en réaction aux découvertes de Copernic et de Giordano Bruno démontrant que la Terre tournait autour du Soleil et que l’univers était infini. Nous voici donc, selon es mots de Susan Bordo, « dans le laboratoire bien éclairé de la science et de la philosophie moderne ». Là où les sorcières qui veulent changer le monde n’ont pas leur place. Jusqu’à quand ?