Il fallait être gonflé, quand même. S’attaquer ainsi à un monument, un géant de la littérature sur lequel ont été écrit des centaines de livres, dont l’œuvre a été analysée à la virgule près, dont la vie privée a été décortiquée à loupe... Bref, quand Jacques Seebacher [1] confie au jeune Jean-Marc Hovasse la mission, le mot est faible, d’écrire une biographie de Victor Hugo, le jeune universitaire (il n’a pas encore trente ans) se lance sans hésiter dans un travail qui l’occupera pendant près de vingt ans : le premier tome, Avant l’exil, est sorti en 2001. La suite, prévue pour 2002, ne sort qu’en 2008, et encore, ce n’est que la première partie de la séquence consacrée à l’exil. La troisième est annoncée pour 2015...
Chaque tome représente environ 1000 pages de récit et 300 pages de notes, de repères généalogiques et de bibliographie. C’est surtout un travail remarquable de documentation et d’écriture, ce qui est bien le moins quand on raconte la vie de Victor Hugo. Le style est brillant, toujours éloigné de l’hagiographie, souvent moqueur. Mais quand il le faut, Hovasse n’hésite pas à s’effacer derrière son sujet pour donner à entendre le fameux style hugolien, comme par exemple l’incroyable chanson du bouffon Elespuru dans la pièce Cromwell [2] :
Au soleil couchant,
Toi qui va cherchant
Fortune,
Prends garde de choir
La terre, le soir,
Est bruneL’océan trompeur
Couvre de vapeur
La dune.
Vois ; à l’horizon
Aucune maison,
Aucune !Maint voleur te suit ;
La chose est la nuit,
Commune.
Les dames des bois
Nous gardent parfois
RancuneElles vont errer.
Crains d’en rencontrer
Quelqu’une.
Les lutins de l’air
Vont danser au clair
De lune.
Le découpage très dynamique (en deux cents chapitres de cinq ou six pages) rend la lecture du pavé très agréable, que traduit en partie la titraille des chapitres : utilité des fenêtres qui donnent sur une nécropole, être pur, être fier, être sublime, la couleur des regards, le reflet des fantômes, ou, plus étonnant, la chapelle que l’on voit depuis 1970 sur la place du général Kœnig ! Car Hovasse ne se contente pas de raconter la vie de Victor Hugo (ce qui est déjà considérable), il décrit les lieux, bâtiments et paysages et ce qu’ils sont devenus, ainsi que tout l’arrière-plan politique et culturel du dix-neuvième siècle.
Dans Avant l’exil, on croise donc Lamartine, Thiers, Chateaubriand, Musset, George Sand, Balzac, Dumas, on voyage en Espagne et sur le Rhin, on vit en direct, sur le mode journalistique, le retour des cendres de Napoléon, les journées tragiques de juin 1848 et celles, pires encore, de décembre 1851 quand la nuit tombe sur la deuxième république [3].
Bien entendu, on voit naître et grandir une œuvre immense, même si, fin 1851, l’essentiel est à venir. Des Odes et Ballades à Hernani en passant par Cromwell, Ruy Blas, Manon de Lorme et Notre-Dame de Paris, on découvre la génèse des textes, les péripéties de leur écriture, les viscissitudes de leur publication, les controverses parfois violentes après leur sortie ou leur adaptation théâtrale.
Intimement mêlées à ce travail d’écriture, Jean-Marc Hovasse donne les clés de l’œuvre à venir, souligne les analogies et trace des perspectives via la vie familiale de Hugo, trépidante, broussailleuse, confuse et marquée par les deuils [4]. Le biographe donne aussi à voir la façon, bien peu glorieuse, dont Hugo traite sa maîtresse Juliette Drouet après que sa femme l’ait trompé avec Sainte-Beuve, et sa fuite permanente des responsabilités familiales.
Enfin, il y a l’entrée en politique en 1848 (élu à l’Assemblée nationale) et le glissement vers la gauche et la République de celui qui était, quelques années plus tôt, un confident de Louis-Philippe et un fervent admirateur de l’épopée napoléonienne. De cet épisode, dont Jean-François Kahn avait fait un livre palpitant [5], Hovasse consacre la fin de ce premier tome, avec des extraits du formidable discours du 17 juillet 1951, le dernier de Hugo en tant que parlementaire. Là, il démonte littéralement les malheureux monarchistes qui osent lui tenir tête, avec une classe qu’on aimerait voir opposée aux conservateurs de tout poil et de toutes époques :
Hommes des anciens partis, je ne triomphe pas de ce qui est de votre malheur, et je vous le dis sans amertume, vous ne jugez pas votre temps et votre pays avec une vue juste, bienveillante et saine. Vous vous méprenez aux phénomènes contemporains. Vous criez à la décadence. Il y a une décadence, en effet, mais je suis bien obligé de vous l’avouer, c’est la vôtre. [...]
Vous n’êtes pas de ce siècle, vous n’êtes plus de ce monde, vous êtes morts ! C’est bien, je vous l’accorde ! Mais puisque vous êtes morts, ne revenez pas, laissez tranquilles les vivants !
Quelques minutes après, alors que son discours, interrompu plus de cent fois, dure plus de trois heures, il porte l’estocade à celui qui, premier président de la République, se voit déjà empereur :
Quoi ! Parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit !
C’était Victor Hugo parlementaire, issu lui-même de Victor Hugo poète, Académicien et Pair de France. La fuite (à Bruxelles d’abord, à Jersey puis à Guernesey ensuite) à laquelle il est contraint par le coup d’Etat napoléonien va lui ouvrir les portes de la partie la plus importante de son œuvre :
L’exil allait lui donner le temps, en reconsidérant toute sa vie passée, de reprendre son ascension, que la mort de Léopoldine semblait avoir interrompue, vers ces sommets de l’esprit humain qui s’appellent, entre autres, Juvénal et Tacite, saint Jean et saint Paul, Homère et Dante, Eschyle et Shakespeare.
A suivre...