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L’arbre aux morts

Après son splendide et crépusculaire Brasier noir, Greg Iles poursuit sa trilogie de Natchez avec L’arbre aux morts, dans lequel il fait plonger les racines du récit jusqu’au meurtre le plus célèbre du 20ème siècle, celui de JFK. Eblouissant.

Un roman sur Dealey Plaza, Lee Harvey Oswald et le 22 novembre 1963 ? Bonjour l’originalité. Stephen King (avec qui Greg Iles partage un groupe de musique, Rock Bottom Remainders) s’y est essayé avec 22/11/63, très réussi d’un point de vue nostalgique mais peu convaincant sur le récit de l’assassinat de Kennedy.

Mais bien sûr, la trilogie Natchez Burning — dont L’arbre aux morts est le deuxième tome, après Brasier noir (tous deux parus chez Actes Sud) — est bien plus qu’une fiction sur le meurtre du siècle (le précédent) : c’est d’une certaine manière une histoire de l’Amérique, une tragédie qui plonge ses racines dans le crime originel des Etats-Unis, l’esclavage. Et ses conséquences funestes : la guerre de Sécession, la poussée du Ku Klux Klan en réaction à l’abolition de l’esclavage, puis la bataille sanglante et furieuse des Droits civiques dans les années 1960. Celles des frères Kennedy et de Martin Luther King, c’est-à-dire des trois K (JFK, RFK et MLK).

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Une Louisiane dévastée par Katrina et sous la coupe de flics corrompus

Mélangez tout ça dans les relents nauséabonds du delta du Mississipi, où politiciens racistes et policiers corrompus feraient passer la Mafia sicilienne pour un club de bridge du troisième âge, faites cuire à gros bouillons dans la Louisiane dévastée par l’ouragan Katrina, le 29 août 2005, et vous obtenez un roman à nul autre pareil, même pas au pourtant très recommandé La nuit la plus longue de James Lee Burke, dont Greg Iles est en quelque sorte le successeur.

Encore mieux que Burke, il construit ses romans comme des matriochkas, ces poupées russes emboîtées les unes dans les autres. Ici, la mort apparemment banale d’une femmes atteinte d’un cancer en phase terminale cache l’histoire affreuse d’un viol autour de laquelle s’enchâsse celle de crimes racistes vieux de cinquante ans, autour desquels gravitent un groupuscule dissident du KKK, les Aigles Bicéphales, autour duquel se dénoue l’énigme de Dallas.

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Mais alors que Brasier noir débutait et se terminait par des scènes de violence apocalyptiques, sans laisser beaucoup de répit entre les deux, L’arbre aux morts ressemble à l’oeil du cyclone, cette zone de calme trompeur au cœur des éléments déchaînés. Les trois quarts des 969 pages (presque autant que le premier tome, qui en faisait 1054) ne comportent aucune scène de meurtre mais font progressivement monter la tension, comme les mâchoires d’un étau se serrant imperceptiblement autour du crâne de celui qui a trop parlé.

Cinq jours en deux mille pages

Et comme dans Brasier noir, le temps est une pâte que Greg Iles malaxe et triture avec un art consommé du suspense : les deux premiers tomes de la trilogie couvrent moins d’une semaine. Le premier commence un lundi et le deuxième se termine un samedi, avec en point d’orgue sans doute le plus beau récit d’enterrement qu’il m’ait été donné de lire, vingt-six pages suspendues à un fil narratif aussi ténu et solide qu’une toile d’araignée.

« Quand d’autres hommes prenaient l’épée, reprend le révérend Baldwin d’une voix plus forte, notre frère Henry prenait le stylo. Et de son autre main, il prenait une pelle. Et avec cette pelle, il creusait pour trouver la vérité. Vous savez, la vérité n’est pas difficile à trouver si vous êtes prêt à vous salir les mains. La vérité attend juste en dessous de la surface qu’un homme assez courageux vienne gratter un peu la terre. Mais la plupart des gens ont trop peur ou sont trop paresseux pour se salir. Ils craignent de poser les bonnes questions. Les questions difficiles. Frère Henry a posé les questions difficiles. Après avoir récolté les réponses, il a pris son stylo et les a écrites. »

Au cœur des ténèbres, dans la réserve de chasse Valhalla

L’arbre aux morts est un cyprès chauve aux dimensions gigantesques, vieux de cinq siècles et caché dans les marais qui bordent le Mississippi, dans une réserve de chasse nommée Valhalla, nom funeste de la mythologie nordique. Dans cette réserve, on n’y tue pas que des bêtes sauvages, mais aussi des Noirs, après les avoir torturés. Des chaînes pendent des branches, et des ossements sont cachés dans son tronc creux.

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Lancé à la recherche de son père Tom, le maire de Natchez Penn Cage y trouvera bien autre chose que des preuves datant de novembre 1963, mais on en dira pas plus tant Greg Iles est expert dans les fausses pistes. Il n’épargne rien à ses personnages principaux, ni les épreuves, ni les choix fatidiques, ni les erreurs que font les hommes en colère, ou quand ils cachent des secrets trop lourds à porter.

Mississippi Blood annoncé pour octobre 2019

Il m’a fallu douze jours et une douzaine d’heures de lecture pour avaler les 969 pages de L’arbre aux morts. Pas une n’a été perdue. C’est peu dire que j’attends avec impatience la sortie française de Mississippi Blood, le dernier tome de la trilogie : Actes Sud m’a annoncé octobre 2019, avec le même titre.