Art Spiegelman sans le masque

MetaMaus un essai de Art Spiegelman - éditions Flammarion

, par Bruno

Vingt ans après la parution du tome 2 de Maus, Art Spiegelman livre les clés d’une des œuvres majeures du XXème siècle, qui inaugura un nouveau genre, le roman graphique. Bien plus qu’un making of, MetaMaus raconte le processus de création en multipliant les points de vue, techniques, philosophiques et historiques.

A quoi bon MetaMaus ? Pourquoi revenir, vingt ans après, sur l’énorme choc narratif, graphique et émotionnel que fut Maus, la première (et on devrait dire la seule) bande dessinée sur l’holocauste ? Quand une œuvre est à ce point riche, multiforme, dense et irréductible, est-il nécessaire de la compléter par un travail qui l’englobe dans une analyse, qui la commente et l’interroge ?

Art Spiegelman l’avoue d’entrée : il était réticent à ce projet, et il n’avait pas vraiment envie de revisiter Maus, de se replonger dans une histoire personnelle et familiale douloureuse. L’initiatrice de MetaMaus, ce n’est donc pas lui, mais Hillary Chute, enseignante d’anglais à l’université de Chicago, et auteure d’une analyse brillante en 2006, A l’ombre du temps passé. Dès lors, Art lui a ouvert son coffre aux trésors, et au fil de quatre ans d’entretiens (qui forment la trame du livre sur 300 pages) s’est construit MetaMaus.

On y trouve donc cette série d’entretiens absolument passionnante qui tente de répondre à trois questions (pourquoi l’holocauste ? pourquoi les souris ? pourquoi la BD ?), celles auxquelles Spiegelman est le plus souvent confronté. Mais Hillary Chute est trop fine analyste pour s’en tenir à un cadre aussi étroit. Chaque interrogation est le point de départ de dizaines d’autres, des relations d’Art avec ses parents Vladek et Anja, sa femme Françoise Mouly et ses enfants Nadja et Dashiell (ces trois derniers sont d’ailleurs interviewés), de son rapport à la judaïté, à la langue polonaise, à l’Histoire, et surtout de sa place dans le monde de la BD.

Cette dernière partie est remarquable, d’autant que l’interview est abondamment illustrée de planches, d’esquisses et de travail préparatoire. On entre là au cœur de la technique de Spiegelman, et l’on comprend comment cette technique est mise au service d’un objectif, celui de raconter l’histoire de ses parents et des difficultés qu’il a rencontrées.

En cela, MetaMaus est fidèle à l’esprit de Maus, qui était déjà une sorte de métahistoire, puisqu’elle emboîtait trois niveaux de récit : celui d’Anja et de Vladek pendant les années de guerre, ses relations avec son père alors qu’il collectait son témoignage, et son propre travail de dessinateur. Là, Art Spiegelman raconte tout autant comment il a croisé ses propres recherches avec le récit de son père, et comment il a intégré ce dernier dans le cadre contraint d’une planche de BD, avec ses règles et ses codes.

Dans ces entretiens, on apprend par exemple que la sortie du tome 1 de Maus, en 1986, a été précipitée pour devancer le lancement au cinéma du film d’animation Fievel et le nouveau monde, produit par Steven Spielberg. Un film dont le sujet était des souris juives fuyant les persécutions en Russie et se réfugiant en Amérique. A cette époque, Maus avait été publié en épisodes dans la revue semestrielle Raw créée par Françoise Mouly et Art. Il est donc plus que probable que Don Bluth, le réalisateur de Fievel, se soit inspiré de Maus pour son scénario. Finalement, Maus est sorti peu de temps avant Fievel, dont le lancement a été retardé par un mouvement social !

On découvre aussi les problèmes — le mot est faible — rencontrés au moment de traduire Maus en allemand (notamment à cause de la croix gammée en couverture, interdite outre-Rhin), en polonais (ces derniers étant représentés sous la forme de cochons) et en hébreu (pour d’obscures questions sémantiques liées à l’hébreu approximatif parlé par Vladek dans la BD). Et quelques échantillons de lettres de refus envoyés par des éditeurs peu clairvoyants qui ont dû depuis avaler leur chapeau, comme celui déplorant que Maus ressemblait trop à une sitcom télé.

Le plus intéressant, donc, est la troisième partie consacrée à la technique proprement dite. C’est tout à fait passionnant, parce qu’aussi bien Hillary Chute qu’Art Spiegelman utilisent un langage simple pour décrire le processus de mise en forme, et que les illustrations sont là pour compléter leur propos. Spiegelman explique ainsi qu’il est « un structuraliste qui ne cesse de perdre ses amarres », et qu’il a « travaillé avec la métaphore selon laquelle chaque case était analogue à un mot, chaque bandeau à une phrase, et chaque planche à un paragraphe. »

Spiegelman s’inscrit aussi lui-même dans l’histoire de la BD en citant ses sources d’inspiration, de Winsor McCay (l’auteur de Little Nemo) à Harvey Kurtzman (créateur de la revue MAD) en passant par Carl Back (Donald Duck) et Harold Gray (Little Orphan Annie). Lui-même a été une source d’inspiration essentielle pour Marjane Satrapi (Persépolis), Joe Sacco (Gaza 1956), Etienne Davodeau (Lulu femme nue) et bien d’autres.

Dans les annexes du livre, le plus impressionnant est incontestablement l’arbre généalogique des Spiegelman. Il s’étale sur deux doubles pages. Sur la première, l’arbre, qui part de 1838, contient 85 noms, jusqu’à la naissance du frère aîné de Art, Richieu. Sur la double page suivante, le même arbre généalogique en 1945 : il ne reste que treize noms de survivants. Les autres cases sont blanches.

Le livre est fourni avec un DVD d’annexes, dont l’utilité est contestable : ce support contient très peu de documents multimédias : les enregistrements audio des entretiens de Vladek et Art, et un film vidéo amateur tourné par Françoise et Art à Auschwitz en 1987. Le reste consiste en des articles (notamment celui, essentiel, d’Hillary Chute cité plus haut), de nombreuses esquisses, les carnets préparatoires (scannés) et les planches des deux tomes de Maus, dans un format qui ne rend pas leur lecture facile : autant dire qu’il est indispensable, une fois MetaMaus fini, de se replonger dans la BD papier.