« La vie continue, et elle aura le dernier mot »

Retour à l’ouest de Victor Serge, éditions Agone

, par Bruno

Une centaine d’articles écrits par Victor Serge pour le journal La Wallonie entre 1936 et 1940 : une fois de plus, les éditions Agone dénichent une pépite littéraire, du même niveau que les chroniques de George Orwell. A lire de toute urgence.

La deuxième partie des années trente, ça vous paraît loin, la période de vos arrières-grands parents, en quelque sorte. Et pourtant. En lisant les chroniques que tenait chaque semaine Victor Serge pour le journal belge La Wallonie [1]— entre 1936, année du Front populaire, de la guerre d’Espagne et des procès de Moscou, et 1940, juste avant le déclenchement de l’offensive allemande à l’ouest — on se dit que la pensée des grands écrivains traverse les époques sans difficulté.

Ce Retour à l’ouest, que l’on doit une fois de plus au remarquable travail éditorial des Marseillais d’Agone, a la densité et la richesse du recueil A ma guise de George Orwell. Le parcours des deux hommes est dissemblable, l’Anglais venant de l’aristocratie, le Russe de l’anarchisme (voir mon article sur ses Mémoires d’un révolutionnaire), mais ils se rejoignent dans une vision libertaire du socialisme et une soif profonde de vérité et de justice.

Pendant ces quatre années qui séparent son exil d’URSS (où la pression internationale en sa faveur lui permettent de revenir de déportation au bout de trois ans) de son départ vers le Mexique via Marseille, Victor Serge ne cesse d’écrire. L’actualité est tellement dense que les sujets viennent d’eux-mêmes, depuis le front de la guerre civile espagnole où les staliniens se retournent contre les anarchistes et les trotskistes jusqu’à Moscou où les têtes des vieux révolutionnaires tombent sans arrêt [2].

S’il y en a bien un que le pacte de non-agression germano-soviétique ne surprend pas, c’est lui : le 25 août 1939, il rappelle ses propos tenus au mois de mai, où il voyait très bien ce qui allait se passer. Lui qui avait décrit la dérive totalitaire de l’Union soviétique, la fascination de Staline pour les méthodes de Hitler (éliminer préventivement tous ceux qui peuvent lui faire de l’ombre) et la faiblesse tragique de l’Armée Rouge, décapitée par les procès de Moscou.

Pourtant, dans cette litanie de catastrophes où les massacres succèdent aux disparitions d’amis très chers, Victor Serge se cramponne avec courage à sa vision de l’émancipation de l’homme :

Ils peuvent causer des souffrances sans nombre, ils se trompent sur un point capital : l’histoire est un fleuve dont nulle force ne saurait faire remonter les flots vers sa source... Ce qui est semé germera.

Dans un texte terrible et magnifique, intitulé Nouveau Moyen-Age [3] (30 avril 1938), il lance, dans une profession de foi qui annonce celle des grands résistants :

Le nouveau Moyen Age, où nous plongent les soubresauts du capitalisme finissant, nous impose la plus grande lucidité, le plus grand courage, la solidarité la plus agissante. Aucun péril, aucune amertume ne justifient le désespoir — car la vie continue et elle aura le dernier mot. Aucune évasion véritable n’est possible, sauf celle de la vaillance.

Notes

[193 sont éditées dans ce recueil, sur 203. L’ensemble est publié en ligne sur le site des éditions Agone

[2sur ce point, lire son roman, L’affaire Toulaev

[3Il faut saluer ici le talent de Victor Serge pour les titres : Pogrome en quatre cents pages, Mécanisme des catastrophes, S’il est minuit dans le siècle...